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nous, la liberté n’est primitivement qu’un idéal, et nous ignorons jusqu’à quel point cet idéal est réalisé en nous. La seule chose certaine, c’est qu’il agit comme toute idée sur notre conduite et devient ainsi un des facteurs de notre progrès. L’école spiritualiste ne nous paraît donc avoir saisi ni la vraie nature de la liberté, ni son vrai rôde en morale, qui reste entièrement à déterminer. Ce n’est pas ici le lieu de montrer ce rôle : nous devons maintenant nous borner à la critique, tâche assez difficile déjà et assez, importante, puisque la morale spiritualiste est au fond la morale traditionnelle, la morale du « sens commun, » dont l’influence est encore dominante dans les mœurs et dans les lois.


II

Le second principe, le second dogme métaphysique sur lequel le spiritualisme français fait reposer la morale comme sur une base certaine, c’est l’idée dm bien ou de la perfection. Il n’entend pas seulement par là le bien relatif, mais le « bien absolu, » ou, comme disait Platon, le bien en soi. — Ainsi conçu, le bien sera-t-il moins indéfinissable et moins insaisissable que ne l’est la liberté ? Pour le savoir, examinons comment l’école spiritualiste le définit. Moins soucieuse de la nouveauté que de la fidélité à la grande tradition philosophique, elle s’est contentée sur ce point de la doctrine depuis longtemps soutenue par les platoniciens, par les chrétiens, par Malebranche, par Leibniz, qui ramène le bien à la perfection. Malebranche distinguait, comme on sait, deux sortes de rapports : ceux de grandeur, objet des mathématiques, ceux de perfection ou d’excellence, objet de la morale. « Une bête est plus estimable qu’une pierre et moins estimable qu’un homme, parce qu’il y a un plus grand rapport de la perfection de la bête à la pierre que de la pierre à la bête, et qu’il y a un moindre rapport de perfection entre la bête comparée à l’homme qu’entre l’homme comparé à la bête. Et celui qui voit ces rapports de perfection voit des vérités qui doivent régler son estime, et par conséquent cette espèce d’amour que l’estime détermine. » Leibniz dit à son tour, en un langage plus exact et plus clair : « J’appelle perfection tout ce qui élève l’être… Elle consiste dans la force d’agir ; et comme tout être réside en une certaine force, plus grande est la force, plus haute et plus libre est l’essence. En outre, plus une force est grande, plus se manifeste en elle la pluralité dans l’unité. Or l’un dans le plusieurs n’est autre que l’accord, et de l’accord naît la beauté, et la beauté engendre l’amour[1]. »

  1. Leibniz, Ueber die Glückseligkeit, édit. Erdmann, LXXVIII, p. 627.