Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/284

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en effet pourrions-nous produire nous-mêmes des idées, forger de toutes pièces des motifs qui ne seraient pas amenés par le développement même de la pensée ? Nous serions alors, — comme M. Renouvier ne craint pas de le soutenir, — créateur de nos propres idées ou de nos propres motifs, ce qui est encore plus inexplicable que de créer nos actes. En effet, si une faculté a des lois déterminées, c’est l’intelligence. Ce prétendu pouvoir créateur est donc, en premier lieu, contraire à l’expérience psychologique, qui nous montre les idées se succédant toujours selon les lois de l’association, sauf les perturbations apportées par la sensibilité, lesquelles sont également soumises à des lois. L’influence de l’attention, qu’invoque ici M. Renouvier comme preuve de la liberté, n’est point celle d’un pouvoir indifférent, mais d’une idée dominante ou d’un désir dominant : admettre qu’elle est l’acte d’une volonté libre, c’est supposer ce qui est en question. Ou bien la volonté libre qui suscite les motifs et fait attention à l’un plutôt qu’à l’autre le fera sans motif, et alors ce sera toujours la liberté d’indifférence ; ou elle le fera avec un motif, et alors les lois du déterminisme intellectuel suffiront à expliquer la direction de la volonté. Faire dépendre les motifs d’une volonté ambiguë et indéterminée, c’est admettre des effets sans cause, ou du moins sans une cause adéquate à l’effet et capable d’expliquer pourquoi l’effet est de telle manière plutôt que de telle autre. En second lieu, cette opinion roule dans un cercle vicieux où la volonté produit les motifs et où les motifs produisent la volonté. Enfin, transporter ainsi, avec M. Renouvier, la liberté d’indifférence dans l’intelligence même, c’est déplacer la difficulté et non la résoudre, puisqu’on demandera toujours comment un pouvoir raisonnable peut produire sans raison telle raison d’agir quand il aurait pu produire la raison contraire. On n’a plus alors seulement une volonté inintelligible, mais une intelligence inintelligible et conséquemment inintelligente.

Nous ne croyons donc pas que l’école spiritualiste ait réussi ni à donner de la liberté une définition compréhensible, ni à établir la conscience de la liberté. Nous venons de voir la preuve directe par l’expérience intérieure échouer comme les preuves indirectes tirées de la loi morale et des rapports sociaux. Le sujet de la moralité libre demeure ainsi à l’état problématique : quoi qu’en disent les spiritualistes, nous ne savons pas si nous sommes libres, si nous pouvons être désintéressés, si nous pouvons être moraux, si nous pouvons être des causes de nos actes et de nous-mêmes, des dieux incarnés dans un corps. C’est pourquoi la première base de la morale spiritualiste est une simple hypothèse métaphysique, indûment érigée en certitude par un dogmatisme injustifiable. Selon