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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/288

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fondamentale et prouver ainsi qu’il existe un bien en soi différent du bien senti et désiré par nous, M. Janet commence par une réfutation de l’épicurisme et de l’utilitarisme qui, selon nous, est insuffisante. Le plaisir, dit-il, ne peut être à lui-même sa règle ; en effet, « s’il faut faire un choix entre les plaisirs, c’est que le plaisir n’est pas un principe qui se suffit à lui-même… Il me faut pour ce choix une raison, et cette raison ne doit pas être tirée du plaisir lui-même, puisque c’est lui qui doit être discipliné et gouverné[1]. » À cet argument les utilitaires répondront : — La règle du plaisir, c’est simplement la plus grande quantité possible de plaisir ; le maximum du plaisir peut parfaitement servir de loi pour les plaisirs particuliers. Si vous présentez à un enfant une petite pèche et une grosse, a-t-il besoin d’un principe autre que le plaisir de mander des pêches pour choisir la plus grosse ? Je puis aussi « discipliner et gouverner » le plaisir ou la passion du moment, par exemple le plaisir de boire une eau glacée quand je suis en sueur, en songeant que je risque de perdre, avec la vie, tous mes plaisirs à venir. M. Janet est-il donc autorisé à dire que, dans le système épicurien ou utilitaire, « la passion devient le seul juge et la seule mesure du bien et du mal, » quand un animal même a assez d’intelligence pour triompher de la passion en renonçant à un plaisir présent, comme celui de dérober un morceau de viande, par crainte du châtiment à venir ? Accordera-t-on aussi à l’animal l’idée du « bien en soi ? » — M. Janet ajoute un second argument qui ne nous paraît pas plus convaincant que le premier. Si, dit-il, nous n’agissions jamais pour un autre bien que le plaisir, comme le croient les épicuriens, nous n’éprouverions jamais le sentiment pénible du sacrifice et de l’effort, puisque ce serait toujours à un plaisir que nous sacrifierions un autre plaisir. « Lorsque nous préférons sciemment un plaisir plus grand à un plaisir moindre, nous n’éprouvons aucun sentiment de contrainte : nous le faisons avec plaisir. Comment donc se fait-il qu’il y ait des cas où une telle préférence soit accompagnée de douleur ? Comment me serait-il pénible et douloureux de chercher mon plus grand plaisir ? Ce serait incompréhensible[2]. » Rien de plus simple, au contraire : le plus grand plaisir étant à venir et exigeant présentement une privation ou une douleur comme condition, il n’est pas étonnant que la poursuite du plus grand plaisir soit dans certains cas pénible. Nous ne saurions d’ailleurs admettre avec M. Janet que, en préférant un plaisir plus grand à un moindre, nous le

  1. La Morale, p. 15.
  2. Ibid.