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fassions avec plaisir et sans aucune contrainte. Les faits nous semblent prouver le contraire. L’enfant même qui choisit le plus gros fruit regrette de ne pouvoir tout prendre, témoin cet enfant qui pleurait devant une table chargée de friandises en disant : Je n’ai plus faim. — Eh bien ! remplis tes poches. — Elles sont pleines ! — Et il recommençait à pleurer. L’homme qui se résout à une opération chirurgicale pour avoir le plaisir d’échapper à la mort ne s’y résout pas « avec plaisir » et « sans contrainte ; » il ne fait cependant que préférer un plaisir plus grand à un moindre. Nous ne voyons donc pas que cet argument puisse réfuter l’utilitarisme ni établir « la distinction fondamentale entre ce qui est bon par soi-même et ce qui est bon pour notre sensibilité[1]. »

Nous ne saurions davantage admettre le troisième argument de M. Janet en faveur du bien en soi, — argument tiré de ce que le plaisir doit avoir une cause et que cette cause doit être bonne, Spinoza avait dit : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne. » M. Janet répond : « Ce qui ne serait ni bon ni mauvais ne serait pas susceptible d’être désiré : ce qui n’aurait aucune qualité déterminée ne pourrait procurer aucun plaisir et par conséquent provoquer aucun plaisir. C’est donc la nature même de l’objet qui le rend désirable, et par conséquent il est déjà bon par lui-même avant d’être désiré[2]. » Nous répondrons : — Sans doute, ce qui n’aurait pas une qualité déterminée capable de produire le plaisir ne pourrait procurer le plaisir, mais c’est là une tautologie ; quant à en conclure (chose bien différente) que ce qui procure le plaisir a une bonté intrinsèque, c’est une pétition de principe. D’après l’expérience, le plaisir résulte d’une relation des objets à nos besoins et à notre sensibilité, non d’une nature absolue qui les rendrait désirables en eux-mêmes ; cette nature désirable est une pure hypothèse métaphysique. Le raisonnement par lequel on essaie de l’établir ressemble à celui des enfans qui attribuent une bonté ou une méchanceté intrinsèque aux objets d’où leur vient le plaisir ou la douleur : — Une pierre m’a fait du mal ; or ce qui n’aurait aucune qualité déterminée ne pourrait procurer aucune douleur ; donc la pierre a une nature qui la rend nuisible et méchante. — Le goût du citron est agréable à l’un, désagréable à l’autre ; donc le même citron est à la fois intrinsèquement bon et mauvais. — Avec ce mode de raisonnement, on pourrait transport ter dans les objets extérieurs tout ce qui est dans notre sensibilité

  1. La Morale, p. 87.
  2. Ibid., p. 23.