Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profonde cette fois, à ce qu’il semble, et moins réduite à suivre la trace des mouvemens, à glisser le long des rouages d’un mécanisme : c’est la conscience immédiate. Là, selon M. Ravaison, l’esprit se saisit lui-même sans intermédiaire, par une expérience tout intérieure, et cette conscience est vraiment un bien. — Mais nous avons vu que cette intuition immédiate du fond de notre être, si elle existe, est tellement obscure qu’il n’y a rien de plus incertain, de plus sujet à des interprétations contradictoires. En tous cas, il n’y a plus la science ni intelligence proprement dite ; il n’y a plus vérité ni intelligibilité ; il y a sentiment de la vie, et ce qui fait que ce sentiment est bon, c’est qu’il est agréable. Supprimez la joie d’être et d’agir, le sentiment obscur, mais profond, de la volonté satisfaite, du désir uni à son objet, qu’y aura-t-il de bon dans la conscience ? Elle ne serait plus qu’une accumulation et une condensation de perceptions froides, de lumière sans chaleur ; elle ne serait plus que du mouvement reflété et projeté dans une image intérieure par un mécanisme analogue à celui d’une lanterne magique.

Est-ce à dire que nous n’attachions aucun prix à l’intelligence et à l’intelligibilité, à la science et à la vérité, à la conscience et à l’être ? — Loin de là ; mais ce que nous contestons, c’est cette prétendue bonté intrinsèque qu’on veut leur attribuer, c’est cette qualité, cette perfection toute faite, cette excellence propre qui en feraient des biens en soi. Tout au moins une pareille opinion n’est-elle qu’une hypothèse métaphysique, et nous venons de voir que l’hypothèse opposée est aussi plausible. Entre l’intelligence principe du bien et l’intelligence principe du mal, comment choisir avec certitude ? Comment savoir si on ne prend pas, dans ces hauteurs métaphysiques, Ahriman pour Ormuzd ? — Revenons donc sur terre et considérons l’intelligence par rapport à nous, à nos besoins, à notre satisfaction.

À ce point de vue positif, l’intelligence est bonne par la puissance qu’elle confère : Bacon a raison de le dire, la puissance de l’homme se mesure à sa science. Le savoir est du pouvoir emmagasiné. Savoir que la vapeur a une force expansive, c’est pouvoir inventer la locomotive. Savoir comment un mécanisme est construit, c’est pouvoir agir sur ce mécanisme et le tourner à son profit. La connaissance de la nécessité qui lie les choses est pour nous un moyen de liberté ; la décomposition des choses par la science nous permet de les recomposer en nous prenant nous-mêmes pour centre. Le plaisir même de savoir est au fond le plaisir de la difficulté vaincue, le plaisir de la victoire, le plaisir de la puissance exercée et accrue. Soutiendrons-nous donc que la puissance, la force, est