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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/304

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physiques. Ils avaient fait consister le devoir de l’homme à demeurer en conformité avec sa vraie nature, naturam sequi, à faire ce qui convient à l’homme, quod decet ; d’où le nom de decorum donné au devoir. Jouffroy avait en partie reproduit cette morale, mais, — comme MM. Jules Simon, Vacherot, Francisque Bouillier le lui reprochent avec raison, — il s’était contenté d’énumérer les tendances de l’homme sans les classer et sans établir entre elles une hiérarchie de supériorité. Selon M. Bouillier, et sans doute aussi selon M. Janet, cette hiérarchie nécessaire à la morale s’établit « par la simple distinction de ce qui est propre à l’homme et de ce qu’il a en commun avec les êtres inférieurs ; » distinction qui, répétons-le, était familière à Aristote et à Platon même. De là M. Bouillier, approuvant sans réserve le stoïcisme, conclut en d’excellens termes « que l’homme est sa loi à lui-même, qu’il la porte au dedans de lui imprimée dans son essence même, ou, en d’autres termes, que la règle immédiate des mœurs, que la forme du bien, est celle même de l’homme, forme qui n’est point un concept vide de l’entendement, disons-le, puisqu’elle a un contenu qui est la nature humaine elle-même[1]. »

Quelque vérité que renferme cette formule à la fois stoïcienne et kantienne, une des plus heureuses que l’on ait données de la morale spiritualiste, est-elle encore dégagée de toute amphibologie ? Nous ne le pensons pas. Le stoïcisme, auquel cette formule est empruntée, est, soit un épicurisme déguisé, soit un idéalisme inconséquent. « Se conformer à notre nature » désigne-t-il notre nature réelle, et la règle de nos penchans est-elle également toute réelle et naturelle ? Alors « la nature humaine » n’est autre que l’ensemble de tous nos penchans, et la « règle » n’est autre que la plus grande somme de plaisir ou de bonheur, à laquelle notre nature nous porte : c’est l’épicurisme. Désigne-t-on au contraire par la nature humaine, à laquelle nous devons nous conformer, une nature idéale, une essence idéale ? Comment alors la déterminer ? Si c’est en recherchant avec Platon ce qu’il y a de commun chez tous les hommes, on réduit la règle de ma conduite à une pure généralité, on me prescrit pour ainsi dire des lieux-communs ; on veut que je ressemble à un fantôme de l’humanité et que je sois abstrait comme un personnage de tragédie classique. Qu’y a-t-il dans la généralité qui oblige la volonté ? Si on me commande au contraire, avec Aristote, de rechercher l’essence propre, l’individualité, où s’arrêtera-t-on ? On ne veut pas que je prenne pour règle naturelle ce qui m’est commun avec les animaux, mais seulement ce qui m’est

  1. De la Règle des mœurs, (Revue philosophique, 1er semestre 1877.)