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commun avec les autres hommes ; pourquoi se borner là ? J’ai en moi quelque chose qui m’est encore beaucoup plus propre que l’humanité en général ; à savoir mon caractère propre, mes tendances individuelles, ma volonté personnelle, mon moi. Pourquoi la morale qui consiste à suivre la nature ne consisterait-elle pas à suivre ma nature individuelle ? — La considération de ce qui est général ou particulier, commun ou propre, est donc insuffisante, quoi qu’en disent MM. Bouillier et Janet. On est obligé d’y ajouter, soit des considérations métaphysiques et ontologiques sur la supériorité essentielle de la pensée, de la volonté, de la vérité, de la puissance (et cela indépendamment du bonheur), soit des actes de foi moraux a la façon de Kant, qui nous commande de prendre l’humanité pour fin parce que c’est un devoir ; sans autre raison. Or nous avons vu plus haut que les spéculations métaphysiques sur la bonté intrinsèque des choses sont de pures hypothèses invérifiables à l’expérience : le devoir qu’on fait, reposer sur ces raisons n’a donc que des raisons hypothétiques et devient lui-même une hypothèse métaphysique, l’expression d’un idéal problématique ; ce que ne veulent pourtant pas avouer les spiritualités de l’école française. De là ce que nous avons appelé un idéalisme inconséquent. D’autre part, si, pour éviter cette moralité purement hypothétique, les spiritualistes admettent un devoir absolu et catégorique par lui-même, en dehors de toutes les considérations métaphysiques sur l’essence de la nature humaine, ce devoir se réduira de nouveau pour eux au « commandement militaire, » au « formalisme vide, » qu’ils rejettent également. De toutes parts donc les fondemens solides et « certains » de l’obligation morale s’échappent. Métaphysiques, ils sont hypothétiques ; purement moraux, ils ne sont pas moins hypothétiques, car il ne suffit pas, nous dira excellemment M. Janet, de commander sur un ton absolu pour persuader la raison, et un devoir tout formel, une loi qui n’est qu’une loi, est une loi sans raison, c’est-à-dire une hypothèse. Il ne nous semble donc pas que l’éclectisme de l’école française puisse, sans une contradiction inévitable, juxtaposer la morale antique, qui dérivait le devoir du bien en soi, et la morale nouvelle de Kant, qui érige le devoir en principe absolu. S’il y a une conciliation possible de ces deux points de vue, elle est encore à trouver.

En résumé, es trois principes de la morale présentés comme certains dans la doctrine spiritualiste, — libre arbitre, bien en soi, devoir absolu, — nous semblent s’y réduire théoriquement à trois hypothèses ; le dogmatisme en morale et le dogmatisme en métaphysique, que l’école spiritualiste juxtapose, sont donc également