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fortune ou plutôt par un effet naturel de la plus habile et de la plus large tradition diplomatique, c’est dans les deux contrées les plus importantes peut-être de l’Orient que notre action est prépondérante. En Égypte, si les Anglais sont en même temps nos rivaux et nos alliés, il est impossible qu’ils renoncent à notre alliance sans que notre rivalité leur devienne fatale. Pourvu que nous ne nous trahissions pas nous-mêmes, nous sommes donc sûrs de conserver une autorité considérable sur la route maritime du commerce asiatique. Mais la Syrie domine à la fois cette route et la future voie ferrée qui tôt ou tard traversera la vallée de l’Euphrate et gagnera le Golfe-Persique. Or, en Syrie, aucune puissance, pas même l’Angleterre, n’a su acquérir jusqu’ici une influence aussi solide et aussi durable que la nôtre, et si, dans ces dernières années, l’occupation de Chypre, le développement des missions protestantes, les projets de grands travaux publics sont venus créer sur cette terre jusqu’ici absolument française des intérêts anglais substantiels, comme s’exprimait lord Beaconsfield, ces intérêts sont encore trop précaires pour nous causer de sérieuses alarmes. Il dépend de nous de garder l’avance considérable que nous devons à des siècles de politique suivie et intelligente. Seulement il est bien clair que nous ne saurions le faire sans aller étudier sur place les résultats de cette politique, afin de nous rendre compte de ce qu’il faut en conserver et des changemens qu’il serait utile d’y apporter, non-seulement pour maintenir, mais pour accroître l’œuvre du passé.

Telle est la raison qui m’a conduit en Syrie. Je désirais vivement en étudier les races, les mœurs, les institutions, la situation administrative, économique, industrielle et commerciale. Mais ce n’était pas tout assurément. A côté de l’étude du pays, il y avait aussi, et je savais qu’il serait vif, le plaisir du voyage. Je n’ai pas le dessein d’exposer en ce moment le résultat des observations politiques que j’ai faites durant mon voyage ; je me propose tout simplement de raconter les impressions poétiques, morales et pittoresques que j’y ai éprouvées. Il faudrait avoir l’âme bien froide pour se confiner dans le calcul des intérêts matériels, si considérables qu’ils soient, lorsqu’on parcourt un des plus beaux pays du monde et celui de tous qui est peuplé peut-être des plus nobles souvenirs. Je n’ai jamais compris le scepticisme de ceux qui restent indifférens au spectacle des lieux où se sont déroulées les grandes scènes de l’histoire, qui peuvent se détacher assez de l’humanité pour passer sans émotion dans les contrées où ses destinées morales se sont décidées. La Syrie a été le berceau des principales croyances du monde ; ses populations résument encore en elles tous les dogmes, toutes les superstitions. Aucune terre n’a réfléchi plus diversement et plus complètement la Divinité. On ne saurait y faire un pas sans