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réveiller l’écho de la Bible mêlé au vague murmure des vieux cultes païens que ni le judaïsme, ni le christianisme, ni la civilisation contemporaine n’ont fait disparaître entièrement. En quelques jours, on va du pays de Genazareth, où Jésus-Christ entraînait la foule charmée par sa sublime vision du royaume de Dieu, au bois et aux montagnes où retentissaient les cris de Vénus pleurant Adonis, où se célébraient, dans des grottes mystérieuses, des orgies nocturnes dont on retrouverait encore assez aisément la trace dans certaines solennités des diverses religions syriennes. Comment résister à la séduction d’aussi étranges rencontres d’idées et de sentimens ? La Syrie est le rendez-vous d’une multitude de pèlerins qui accourent depuis des siècles auprès de sanctuaires plus ou moins apocryphes et qui s’en retournent convaincus qu’ils ont vu Dieu de plus près. La conscience moderne se plie difficilement à de telles illusions. Peut-être est-ce à tort. Peut-être, en effet, je ne sais quoi de surnaturel est-il resté attaché à ces lieux privilégiés où l’humanité a tenté les plus grands efforts pour s’arracher aux vulgarités du monde et s’élever vers cet idéal insaisissable qu’elle ne se lassera jamais de poursuivre, bien qu’il lui échappe d’une fuite incessante. Nous sommes loin, bien loin de la foi naïve des croisés et des pèlerins du moyen âge ; nous sommes peut-être plus loin encore de la foi romanesque et littéraire des premières années de ce siècle. Chateaubriand et Lamartine ne sont pas moins démodés que Pierre l’Ermite. Qu’importe ! il faudrait plaindre celui qui, s’embarquant pour la Palestine, ne sentirait pas toutes les fibres de son âme ébranlées par le souffle de Dieu.

Je faisais, ou plutôt j’essayais de faire ces réflexions en montant à Alexandrie, le 21 mars 1880, sur le bateau qui devait me conduire à Jaffa. Mais l’avouerai-je ? ma pensée avait peine à se détacher de l’Égypte. En quittant ce beau pays, j’éprouvais le serrement de cœur qu’on ressent d’ordinaire lorsqu’on laisse la patrie derrière soi. C’est avec une émotion profonde que je voyais disparaître peu à peu à l’horizon les murs blancs d’Alexandrie et que je me figurais voir disparaître aussi, dans l’éblouissante lumière africaine, les minarets du Caire et les croupes blanches du Mokatam, déjà si éloignés de mes yeux. J’essayais en vain de percer l’espace pour retrouver cette ville dont je ne m’éloigne jamais sans une profonde tristesse. Les plus vives admirations de ma vie, c’est là que je les ai éprouvées, et il me semblait, en abandonnant l’Égypte, qu’un lambeau de mon imagination et de mon cœur m’était arraché. L’Orient a de ces prestiges ou de ces illusions ! Et qui pourrait dire s’ils ne sont pas plus vrais que la réalité, et si ce que nous rêvons n’a pas plus de prises sur notre âme que ce qui est ?