Cependant, la côte d’Égypte est trop basse pour qu’il soit possible de l’apercevoir longtemps ; les derniers minarets, le phare d’Alexandrie, descendent peu à peu dans les flots ; le ciel brillant toujours d’un admirable éclat parle seul bientôt au voyageur attristé de ce pays qui s’efface et disparaît. Le bateau qui m’emportait était un bateau russe, singulièrement incommode, mais dont le pont offrait le plus varié et le plus curieux des spectacles. La majorité des passagers étaient des pèlerins russes, la tête couverte d’un lourd bonnet, les cheveux crasseux et retombant en lourdes boucles sur les épaules, le corps enveloppé d’un manteau en peau de mouton d’une saleté repoussante, les jambes perdues dans d’immenses bottes ruisselantes d’huile, de graisse et d’eau de mer. Les femmes, chaussées également de grandes bottes, étaient plus laides encore que les hommes. Je ne saurais dire l’impression étrange que ces types pâles, sans couleurs, que ces costumes ternes et gluans produisent sous le soleil oriental. Rien ne jure, rien ne détonne d’une manière plus criante. Et, comme pour ajouter au contraste, un certain nombre de beaux Arabes, de Turcs majestueux, de jeunes Syriens efféminés, la tête ornée d’une couffieh multicolore, étalaient leur élégance et leur beauté à côté de la gaucherie et de la lourdeur moscovites. Au départ d’Alexandrie, les pèlerins, tournés vers la terre, avaient commencé à se frapper la poitrine, à faire des génuflexions, à prodiguer les signes de croix avec une ardeur de dévotion qu’on aurait pu trouver touchante s’ils n’avaient pas été eux-mêmes si désagréables à regarder. Il fallait voir de quel air les Orientaux, couchés sur de magnifiques tapis, nonchalamment enveloppés de leurs robes étincelantes, jetaient un œil dédaigneux sur ces déplaisantes momeries. Impossible de contempler une scène qui donnât une idée plus exacte de l’antithèse de l’Orient et de l’Occident.
Jusque dans la prière, les Orientaux conservent une grâce et une dignité singulières ; ils se courbent et se relèvent lentement, les yeux perdus dans la direction de la Mecque, sans que jamais la moindre précipitation intempestive vienne compromettre la dignité de leur attitude. Ils semblent parler à Dieu avec gravité, avec noblesse, comme à un être trop grand pour qu’on prenne une apparence humiliée en se courbant devant lui. Les pèlerins russes, au contraire, exécutaient à la hâte, au moyen de mouvemens saccadés et pleins de trivialité, leurs interminables dévotions. Arraché à ma tristesse par cet étrange spectacle, je ne pouvais m’empêcher de me dire que ceci tuerait cela, et que c’était bien dommage, car cela était charmant comme la lumière, tandis que ceci était laid comme la nuit. Mais, pour me consoler de ces regrets d’artiste, le mal de mer eut bientôt confondu l’Orient et l’Occident, le passé