ne l’y prendrait plus. Tout son petit pécule s’était fondu entre les mains des moines grecs, qui l’avaient pillée sans pitié. L’argent nécessaire pour rentrer en Russie ne lui serait même pas resté, si le gouvernement russe, instruit par des milliers d’exemples et las de rapatrier sans cesse des pèlerins ruinés par le clergé, n’avait pris la très sage précaution d’obliger les voyageurs partant pour la terre-sainte à payer un billet d’aller et retour. Mon officier était intarissable sur la sottise de ceux de ses concitoyens qui se rendaient à Jérusalem. Pour lui, s’il risquait de perdre son argent au cabaret, ce qui pourrait bien lui arriver, il l’avouait, il n’y avait aucun danger qu’il laissât le moindre rouble au saint-sépulcre. A son avis, les marins n’avaient d’autre Dieu que la mer, sur laquelle ils allaient ballottés sans cesse, sans cesse en danger, et cette capricieuse puissance étant la seule dont ils eussent quelque chose à redouter, le plus simple n’était-il pas d’oublier ses menaces dans une douce ivresse, qui n’allait pourtant point jusqu’à la perte de la raison ?
La traversée d’Alexandrie à Jaffa est fort courte ; elle le serait encore davantage si l’on ne faisait pas escale à Port-Saïd. Pour qui connaît déjà Port-Saïd, rien n’est moins agréable que de passer quelques heures dans cette ville sans caractère où l’on a tout vu lorsqu’on a vu le port et les ateliers de la compagnie de Suez. Le quartier arabe lui-même n’a rien de curieux ; au lieu d’être bâti en boue, comme presque tous les villages égyptiens, il est bâti en planches. On n’y voit guère que de sales petites boutiques et des cabarets qui auraient peut-être intéressé l’officier russe de mon bateau, mais qui ne me produisaient pas le même effet. La soirée en pleine mer m’a consolé de l’ennui de la journée à Port-Saïd. Je n’ai jamais vu de nuit aussi pure ni de clair de lune aussi brillant. La tiédeur de l’atmosphère d’Orient nous enveloppait de toutes parts. La vague était moins forte ; les passagers endormis sur le pont, éclairés par les rayons de la lune, avaient retrouvé une harmonie de tons qui effaçait d’une manière charmante les disparates dont j’avais été vivement choqué le jour. Enveloppés dans leurs couvertures, ils ressemblaient à une série de fantômes blancs étendus sur un vaisseau également fantôme. J’avais à mes côtés quelques personnes aimables que le charme de cette nuit d’Orient enivrait comme moi. Dans de tels momens, les tempéramens les plus rassis se laissent aller à l’instinct poétique qui reste d’ordinaire engourdi en eux, mais dont personne n’est complètement dépourvu. Quant à ceux que leur imagination entraîne et qui sont perpétuellement les dupes de leur cœur, comment résisteraient-ils à de pareilles séductions ? Tous les sentimens qui sommeillent au fond de leur âme, espérances dissipées, illusions