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deux ou trois passans qui se hâtaient à cause du froid. J’ai fait contre fortune bon cœur ; ces hommes étaient armés ; je leur ai servi du pain et du jambon, ou pour mieux dire, je leur ai laissé prendre ce qu’ils ont voulu. Pendant qu’ils se gavaient, j’ai placé les auvens et j’ai donné deux tours de clé à la porte. Ils ont réclamé à boire ; je leur ai apporté une bouteille de rhum, et ils n’ont pas été lents à la vider. Ils en ont exigé une autre ; alors une idée diabolique m’est venue, et je leur ai fait du punch, un punch épouvantable ; j’ai mêlé du vin, du rhum, de l’eau-de-vie, du sucre ; j’ai fait chauffer tout cela ; ils l’ont bu comme des bêtes ; ils se sont endormis, la tête renversée sur le dossier de la chaise. J’ai pris mon couteau ; je les ai saignés au cou, comme des porcs ; ils sont morts. Quand j’ai vu ce que j’avais fait, je me suis mis à pleurer ; il était trop tard ; j’ai eu peur d’être découvert, conduit à la prévôté, fusillé. J’ai perdu la tête. Sais-tu de quoi j’ai été capable, Albin ? Je les ai coupés en morceaux, je les ai dépecés, je les ai fourrés dans des sacs qui avaient contenu le sel destiné à mes salaisons ; ils sont dans quatre sacs. Il faut aller les jeter à la Seine avant que le jour se lève ; j’ai compté sur toi, il n’y a que toi qui puisses me sauver. Viens vite ! »

À ce point de son récit, M. Albin semblait toujours pris de faiblesse, il chancelait légèrement et disait : — Mes jambes se dérobent sous moi. — Nous savions ce que cela voulait dire et nous lui offrions une chaise qu’il acceptait avec la familiarité d’un homme qui comprend son importance. — Merci, messieurs ; j’étais anéanti. Je m’écriai : Et les patrouilles ? Joseph me répondit : Me laisseras-tu mourir ? — Messieurs, je n’hésitai plus ; j’endossai mon plus mauvais vêtement, je me coiffai d’une vieille casquette pour n’être pas reconnu, ainsi accoutré qui aurait pu me reconnaître ? et nous partîmes. — Il fait trop froid, me dit Joseph, les patrouilles sont restées au poste à se chauffer. Nous allions vite, nous ne parlions pas. Joseph arriva près de sa boutique, dans laquelle nous nous glissâmes par la porte chattière. Les quatre sacs étaient rangés contre le comptoir, liés au sommet et rouges de sang ; il me sembla qu’ils avaient une forme humaine. J’étais plus mort que vif, car je suis un homme de mœurs douces, messieurs, uniquement consacré à mon art. — Allons, du courage ! dit Joseph. Chacun de nous chargea un sac sur ses épaules et nous partîmes. Malgré le froid, j’étais inondé de sueur. Il fallait éviter la place Vendôme, où les alliés occupaient l’hôtel de la première division militaire et où des factionnaires se promenaient devant la chancellerie. Nous prîmes la rue du marché des Jacobins, la rue Saint-Honoré, la rue Castiglione, la rue de Rivoli ; par la diagonale, pliant sous le faix, nous gagnâmes le milieu de la place Louis XV, puis le pont du Corps