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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/535

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s’égaraient que bien rarement sur des innocens. Le mode homéopathique ne lui déplaisait pas, et volontiers il appliquait le principe Similia similibus. Un jour que je m’étais fait une belle paire de moustaches avec de l’encre, il trempa une éponge dans l’encrier et me débarbouilla de telle sorte que j’avais l’air d’un nègre. Ma mère et ma grand’mère poussèrent des cris lorsque, le soir, je rentrai en si piteux état. On se plaignit à M. Goubaux ; M. Goubaux tança M. Machet, et M. Machet promit de ne plus recommencer.

En dehors des notions élémentaires, ou plutôt rudimentaires que l’on nous enseignait, on usait à notre égard, dans la pension Saint-Victor, d’un système d’éducation fort singulier. Sous prétexte de développer en nous le courage militaire, on nous permettait de nous livrer à de véritables batailles rangées. Le jeudi était consacré au culte de Bellone. Lorsque les leçons étaient terminées, on nous donnait de grands boucliers en carton, on nous armait de baguettes qui, dans les jours pacifiques, servaient aux moniteurs ; on nous partageait en deux troupes à peu près égales et l’on nous lâchait les uns contre les autres. C’était absurde et dangereux ; on s’emportait, on se gourmait, on se meurtrissait, mais on y mettait de l’amour-propre : qui pleurait était déshonoré, et les coups de baguette les mieux appliqués ne nous arrachaient pas une plainte. Ce divertissement barbare dut être brusquement supprimé après la révolution de juillet. M. Machet avait beau crier : « Surtout pas de passion politique ! » la passion politique pervertissait tous ces bambins âgés de sept à huit ans, l’ordonnance des batailles se désagrégeait et l’on ne voyait plus que des combats singuliers auxquels les carlistes et les orléanistes s’étaient appelés d’avance. Un de nos camarades, un carliste, ayant eu l’œil à moitié crevé par son adversaire, on mit les boucliers au grenier, d’où jamais ils n’auraient dû sortir, et il fut interdit de toucher dorénavant aux baguettes des moniteurs. Si mes souvenirs sont exacts, c’est en 1830 que la pension Saint-Victor quitta la rue Chanteraine, abandonnant ses terrains à des néothermes qui, eux-mêmes, ont disparu pour faire place aux ateliers du tapissier décorateur de la ville de Paris. On nous transporta rue Blanche, dans une grande maison nouvelle, dont le jardin s’étendait jusqu’à la rue de Clichy. Cette maison existe encore ; elle a été un lieu de plaisirs publics ; aujourd’hui elle abrite un petit théâtre. Quant à la pension Saint-Victor, elle a eu de glorieuses destinées, car de transformation en transformation, elle est devenue ce grand collège Chaptal qui s’élève au point d’intersection de la rue de Rome et du boulevard des Batignolles ; l’œuvre de mon ancien maître, du « père Goubaux » a réussi ; ce