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On s’arrêtait, on formait des groupes, et bien souvent on reprenait le refrain en chœur. Dans les salons, les femmes se sentaient les yeux humides lorsque l’on jouait la valse du duc de Reichstadt. Était-il donc question d’aller à Vienne, d’enlever le roi de Rome, comme l’avait proposé un homme qui en 1848 joua un certain rôle dans l’installation de la seconde république et de le faire asseoir sur le trône de France à la place, de Louis-Philippe ? Nullement ; le gouvernement laissait faire ; car il n’ignorait pas que le nouvel état de choses était non-seulement accepté, mais acclamé par la grande majorité de la population, et il comprenait en outre que les souvenirs idéalisés de l’empire lui étaient favorables puisqu’ils étaient contraires à la monarchie de la branche aînée. Les bonapartistes sérieux et déterminés à ramener l’empire étaient rares, et l’on pouvait s’en convaincre en passant sur les boulevards ou dans le jardin des Tuileries, qui, à cette époque, était un lieu de promenade bien plus fréquenté qu’aujourd’hui. En effet, par une sorte d’accord tacite et comme si tout le monde avait voulu affirmer ses tendances politiques, chacun avait modifié la coupe de sa barbe, selon l’opinion à laquelle il appartenait ou croyait appartenir. Les partisans du régime inauguré après la révolution du juillet, et c’était le plus grand nombre, portaient simplement des favoris ; les bonapartistes avaient la moustache et l’impériale ; les républicains, que l’on nommait alors les bouzingots, gardaient toute leur barbe et on pouvait souvent les confondre avec les artistes, les gens de lettres, les jeunes gens qui, désignés sous le titre générique de jeunes frances, laissaient croître, à l’abri du rasoir et des ciseaux, leur barbe et leurs cheveux, Les légitimistes, confondus sous la double dénomination de carlistes et d’henriquinquistes, avaient le visage entouré d’un collier. C’était là une façon de signe de ralliement auquel on se reconnaissait. Je me souviens d’un petit bourgeois de fort médiocre extraction que des œuvres de charité et son goût pour la bienfaisance avaient mis en rapport avec quelques personnages du faubourg Saint-Germain. Les gens de cette catégorie sont toujours plus royalistes que le roi. Cet homme est mort en 1869 sans avoir jamais rien changé à sa barbe, qu’il avait taillée en collier après « les trois glorieuses » et sans avoir jamais consenti à traverser le jardin des Tuileries, où. il ne voulait remettre le pied que si « Monseigneur, » c’est-à-dire Henri V, remontait sur le trône de ses pères. Les entêtés de cette espèce ne furent pas rares sous le règne de Louis-Philippe, et l’accident de Blaye ne fit que les confirmer dans leur aversion pour un régime qu’ils détestaient. dans la plupart des émeutes qui furent si fréquentes de 1830 à 1839, il y eut d’anciens gardes du corps derrière les barricades.