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consternés. Si l’un de nous, plus sceptique que les autres, disait : « Es-tu sûr qu’un aigle soit tombé mort ? » le narrateur devenait furieux et répondait : « Si j’en suis sûr, j’y étais ! il est tombé entre l’empereur et moi ! » Certes, à ce moment, il était de bonne foi ; il croyait qu’il avait assisté lui-même en chair et en os aux événemens qu’il nous racontait, et nous le croyions comme lui. Ce petit bonhomme endiablé et dont les récits nous donnaient la fièvre, « eu son heure dans la vie ; c’était Ernest Feydeau.

Il nous racontait bien autre chose encore, et, comme un conspirateur qui se confie à des complices, il baissait la voix lorsqu’il nous parlait de l’histoire des sergens de La Rochelle, à laquelle nous ne comprenions rien ; mais nous étions saisis d’admiration lorsqu’il nous disait : « Il y avait cinq sergens ; le gouvernement n’a pu en arrêter que quatre ; le cinquième s’est sauvé grâce à un déguisement, et ce cinquième sergent, ne le dîtes pas, c’est moi ! » Nous savions bien que cela n’était pas vrai, mais nous étions cependant persuadés qu’il ne mentait pas. Admirable crédulité de l’enfant ! admirable crédulité de l’homme qui ne sait qu’imaginer pour se tromper lui-même, afin d’obéir aux besoins de merveilleux qui le tourmentent ! Le père d’Ernest Feydeau avait été officier d’administration dans l’armée du roi de Westphalie ; l’enfant recueillait près du foyer paternel les récits d’un temps regretté, les exagérations des adversaires de la légitimité, il les arrangeait, les modifiait avec une faculté d’invention déjà considérable, et nous les apportait à la pension, où nous les recevions avec une confiance que rien n’aurait pu ébranler. L’heure était propice, du reste ; la légende impériale, lentement formée pendant la restauration derrière le huis-clos des sociétés secrètes, dans les réunions de famille, dans les guinguettes qui, alors, entouraient Paris, éclatait au grand jour. La substitution du drapeau tricolore au drapeau blanc Avait réveillé tous les souvenirs. Dans l’auréole du lointain, l’empereur apparaissait avec l’attitude d’un demi-dieu. On oubliait sa dureté du régime, les fautes politiques ; on ne voyait plus que la gloire, et cette gloire était éblouissante. La police n’avait pas encore nettoyé nos rues des bateleurs, des saltimbanques, des chanteurs ambulans qui les encombraient. Les joueurs d’orgue, tournant leur manivelle, chantaient à tue-tête :

Rendez-lui son petit chapeau,
Sa redingote grise
Et sa noble devise
Rendez-lui son petit chapeau
Et son épée et son drapeau ! (ter.)