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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/582

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le passé. Lui aussi s’est fait une habitude de vie recherchée, confortable et trop relevée peut-être, dont il ne consent pas à déchoir ; il prendra plutôt une autre carrière.

Lord Beaconsfield, au contraire, soutenait, dans un grand dîner politique, « que chaque ferme devait nourrir trois catégories d’individus : 1° le propriétaire qui en possède le fond ; 2° le fermier qui en loue et en exploite la superficie, et 3° l’ouvrier manuel salarié qui en travaille le sol de ses mains. »

Nous ne saurions porter de jugement sur ces appréciations opposées ; mais, quoi qu’il arrive, l’agriculture intensive anglaise, qui était la première du monde, semble menacée par les écrasantes importations d’Amérique plus encore peut-être que l’agriculture française, mieux protégée par une plus judicieuse division de la propriété rurale et par un climat plus favorable à une variété de produits de luxe et d’utilité inconnus au sol de l’Angleterre.

Les grands propriétaires aristocratiques anglais ont trouvé des propriétaires démocratiques plus grands et plus forts qu’eux en Amérique. Ils auront de la peine à ne pas succomber dans la lutte. M. Caird, du moins, est plein de courtoisie et leur offre un enterrement de première classe avec oraison funèbre et fleurs répandues d’avance sur la fosse qu’on leur prépare et qu’ils sauront vraisemblablement éviter pour la plupart. De ce côté-ci de la Manche, les propriétaires déjà condamnés par Proudhon, il y a plus de trente ans, ont survécu : espérons que, malgré de sombres pronostics, ils survivront encore cette fois ; mais nous trouvons moins d’égards et moins de fleurs. Car ne lit-on pas, à notre grande surprise, dans des feuilles de bon ton, que les ruraux sont accusés « de renier leur maître pour quelques sacs d’écus ? » Pourquoi les travestir ainsi en Judas ? Pendant que toutes les valeurs montaient follement, les ruraux ont trouvé le moyen de maintenir le blé, à peu de chose près, au même prix qu’il y a vingt-cinq ans[1] ; ils n’ont renié ni vendu personne, toujours ils ont paisiblement soutenu les mêmes doctrines et répété les mêmes réclamations. Ce sont les libre-échangistes qui s’exposent à renier leur foi dans l’égalité, en favorisant plus ou moins ouvertement le libre échange alimentaire en même temps que la haute protection de l’industrie ; ce seraient bien plutôt des industriels qui auraient vendu leur frère Joseph pour un sac d’écus aux marchands étrangers. Joseph s’est toujours montré sans rancune. Rétorquer des personnalités n’est ni notre penchant ni notre but ; mais de quel côté, de grâce, sont donc les gros sacs

  1. Si d’ailleurs ce prix s’est un peu relevé, la valeur monétaire des métaux précieux a baissé dans une proportion plus grande ; de sorte que le blé serait relativement moins cher qu’autrefois.