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Cette souffrance de l’enfant du siècle, comme elle nous apparaît déjà brûlante, aiguë, corrosive dans le poème dramatique par lequel s’ouvre le Spectacle dans un fauteuil, la plus longue production poétique qui soit sortie de sa plume ! Il y a beaucoup de choses dans ce drame : la Coupe et les Lèvres ; c’est là que Musset s’est le plus rapproché de lord Byron, c’est là qu’on peut le mieux surprendre les lacunes particulières à son imagination, c’est là qu’apparaît pour la première fois le sentiment de ce qu’il y a de meurtrier pour l’âme dans la débauche, sentiment si fort chez lui et que nul poète n’a exprimé avec une telle persistance. Pour le moment, nous ne voulons y chercher que les sentimens propres à la seconde période de la jeunesse, âge où l’auteur l’écrivit. Le plus sauvage esprit de liberté règne dans ce poème. Je n’ai pas à en rappeler la fable ; elle symbolise avec la plus forte exactitude le violent état d’âme que tout jeune homme doit traverser après ce premier moment de fougueuse fermentation dont nous avons vu l’image dans les Contes d’Espagne. Ne cherchez plus ici la crânerie arrogante de don Paez, l’insolence endiablée des Marrons du feu, les amusantes impiétés de Mardoche ; des sentimens autrement tragiques leur ont succédé. Franck, le héros de la Coupe et les Lèvres, a peut-être débuté comme ses aînés des Contes d’Espagne, mais pendant qu’il s’avançait au-devant de la vie pour en prendre possession, la tête et l’épée hautes, il s’est heurté à quelque chose d’imprévu et a senti son pied retenu par une entrave invisible. Il se croyait le maître du monde et voilà qu’il s’aperçoit au contraire que c’est le monde qui va être son maître. Fuir serait lâche et d’ailleurs inutile, car il serait vain de vouloir éviter un tel adversaire ; il marche donc fièrement à sa rencontre et engage un duel dont il n’espère rien et dont il prévoit que l’issue, même victorieuse, sera maudite. Je ne crois pas qu’on ait jamais rendu avec une plus furieuse éloquence ce mouvement de révolte contre les contraintes sociales qui s’empare de tout jeune homme lorsqu’il sent que sa liberté va en être garrottée ou seulement menacée, ni craché en imprécations plus poétiques le mépris qui le prend lorsqu’il découvre que le monde va lui demander non-seulement son indépendance, mais sa dignité. Représentez-vous, ou mieux rappelez-vous, — ils sont peu nombreux ceux qui n’ont pas fait plus ou moins cette expérience, — l’étonnement indigné où cette brusque découverte jette le jeune homme. Eh ! quoi donc, depuis qu’il existe, sagesse du foyer domestique, préceptes de la morale, oracles de la religion se sont accordés pour lui enseigner qu’il est certaines vertus qu’il est honteux de ne pas posséder, parce que sans elles l’homme n’est qu’un esclave, et plus tard, lorsque les voix de la