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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/616

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nature lui ont parlé à leur tour, ç’a été pour lui recommander les mêmes vertus et lui découvrir qu’elle les avait mises en lui. Et voilà que tout à coup le monde lui dit qu’il faut y renoncer cyniquement ou les dissimuler avec une habile hypocrisie ; le succès, la fortune, la permission même de vivre, sont à ce prix. Il était sincère, il va lui falloir être menteur ; il était franc, il va lui falloir être flatteur ; il était fier, il va lui falloir être complaisant comme un parasite ; il était noble, il va lui falloir être bas comme un esclave. Si c’est là ce que demande le monde, sera-ce vertu que de lui obéir et sera-ce vice que de la combattre ?

Certes cet état d’âme est terrible, ce n’est là pourtant que la forme la plus ordinaire, la plus facilement guérissable du mal. En voici une autre plus affreuse, et le héros de Musset qui parcourt tout le clavier diabolique la représente particulièrement. À ce premier mouvement de révolte que tous ont connu succède souvent un doute horrible : ou bien le monde ment aux principes sur lesquels il prétend reposer, au bien ce sont ces principes qui mentent ; mais de toute façon il y a un mensonge quelque part. Et si, par hasard, il était des deux côtés à la fois, si la société ne mentait que parce que la nature est menteuse ? Alors, dans l’emportement de sa colère le jeune homme ne voit plus rien qui mérite confiance : l’amour ment comme les femmes, la moralement comme les hommes, l’héroïsme ment comme les soldats, Dieu lui-même ment comme les prêtres. Comme dans un pareil univers la seule vertu qui est de mise est celle de l’indignation, celui qu’un tel doute a touché en use largement. Voilà le moment du radicalisme de la jeunesse, spontané et passager comme la passion, mais auprès duquel pâlissent toutes les intransigeances matoises de l’âge mûr ; le héros d’Alfred de Musset en a exprimé, il y a tantôt quarante-huit ans, les sarcasmes impies et les malédictions exaspérées dans ce toast où le nihiliste le plus fervent ne trouverait rien à ajouter :

...Malheur aux nouveau-nés !
Maudit soit le travail, maudite l’espérance ! etc…

Ai-je besoin maintenant de beaucoup insister pour faire comprendre comment en exprimant ce radicalisme de la jeunesse, Musset s’est trouvé du même coup exprimer quelques-uns des sentimens de son siècle ? C’est qu’en effet, s’il y a des époques et des états de société qui ne connaissent que les sentimens de la vieillesse, il y en a d’autres qui ne connaissent que les sentimens de la jeunesse, et ce sont les époques et les états de société où abondent les nouveau-venus à la vie.