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Aux frénétiques malédictions de Franck répondent les chœurs attristés des chasseurs éveillés par l’horrible vacarme. C’est la voix de la tradition, qui ne manque jamais de se faire entendre en de tels momens pour ramener au bercail la brebis égarée ; elle parle, dans le drame de Musset, tantôt ouvertement, tantôt en sourdine, mais toujours avec une écrasante éloquence. « Hélas ! où t’en vas-tu, dit cette voix maternelle et grondeuse, insensé qui te plains de porter le poids des siècles et qui refuses d’en accepter l’héritage pour quelques traces de rouille que tu y découvres ? Si les siècles écoulés pouvaient se lever de la poussière, ce sont eux qui auraient droit de se plaindre, car c’est pour toi qu’ils ont travaillé, aucun n’a profité de ses dures fatigues, et c’est à toi qu’en est venu tout le fruit. Que ne les imites-tu au lieu de les maudire ? Ces contraintes dont tu gémis, ce sont tes armes de défense, cette prison où tu prétends étouffer, ce sont les murs de ton enclos que nos cultures ont purgé de tout reptile venimeux, dont les bêtes fauves n’approchent jamais et où tu as vécu jusqu’à présent avec innocence et sécurité. Prends garde, si tu quittes cet Éden, que l’épée de l’archange ne t’en défende le retour ! Cette heure est pour toi solennelle ; ne donne pas une durée éternelle à cette colère ignorante de ton jeune sang. » Voilà le langage de la tradition dans la vie comme dans le drame de Musset, et les dernières paroles que nous venons de lui prêter sont la morale même qui ressort de l’œuvre du poète. Avec quelle impitoyable clarté n’a-t-il pas montré que, pour être passagère, cette crise n’en décide pas moins de la vie entière ! Tout jeune homme doit réfléchir sur l’histoire de Franck et de Déidamia, elle peut trop aisément être la sienne. Tout dépend pour lui du sentiment avec lequel il traversera ce moment cruel. S’il prend les choses avec scepticisme, toute sa vie il promènera sur le monde un regard désenchanté ; s’il les prend avec haine, toute sa vie il sentira que la haine est une passion à laquelle on ne fait pas sa part, et qui veut un cœur tout entier ; s’il les prend avec cynisme, qu’il tremble de découvrir que le mal n’est pas un compagnon qu’on prenne ou qu’on laisse à volonté et qui tolère le mépris comme le Falstaff de Shakspeare. Franck est dégrisé de sa folie furieuse lorsqu’il a retrouvé Déidamia, et avec elle les sentimens de sa vie première ; mais l’ivresse coupable qu’il a connue ne veut pas être oubliée, et c’est le poison et non le breuvage d’amour que Déidamia trouve dans la coupe que lui présente son amant.

Naguère, lorsqu’il avait eu livré le manuscrit des Contes d’Espagne, Alfred de Musset avait vu un matin son éditeur entrer chez lui pour se plaindre que la copie en cours d’impression n’arrivait pas à composer un volume présentable. Pour combler cette lacune,