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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/691

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se rendait garant de sa bonne conduite, de son dévoûment à l’empereur, de la sincérité de son repentir. Enfin sa grâce lui fut généreusement octroyée, à la condition toutefois qu’il consentirait à se séparer à jamais de sa femme, cette séparation étant désirée par un grand personnage. Le comte par malheur adorait sa femme ; mais l’éloquence des majors de gendarmerie est bien persuasive, on mit au pied du mur cet époux trop fidèle et il finit par entendre raison.

Sgotow se vante encore d’avoir obtenu la révocation de trois gouverneurs de Simbirsk, soupçonnés d’avoir trop de goût pour les espèces ou pour la femme de leur prochain. Il en conclut que la IIIe section est de toutes les institutions la plus utile au bonheur de l’humanité. Cependant, si attrayans que puissent être ses véridiques mémoires, la plupart des Russes qui les ont lus n’ont pas été convaincus ; ils ont goûté ses anecdotes, ils ne se sont pas rendus à ses raisonnemens. Ils s’obstinent à soutenir que, si la IIIe section a séché quelques larmes, elle en a fait couler beaucoup ; que, si elle a servi quelquefois de correctif aux prévarications d’une bureaucratie sans scrupules et sans vergogne, quelquefois aussi elle y a prêté les mains, qu’elle s’est fait haïr des gens de bien autant que des méchans ; qu’au surplus il faut être un ange pour ne jamais mésuser d’un pouvoir discrétionnaire et que les gendarmes sont rarement angéliques ; qu’il est fâcheux de vouloir corriger des abus par des abus plus grands encore, et que l’arbitraire engendre fatalement dans un peuple le mépris de l’autorité et des lois.

— Ce ne sont pas les réformes qui ont fomenté les mauvaises passions et attisé l’esprit révolutionnaire, répondent les libéraux aux rétrogrades. Jamais les concessions opportunes et sages n’ont perdu les états ; mais ce n’est pas tout de vouloir le bien, il faut le bien faire, et sous le règne d’Alexandre II rien ne s’est fait à propos ni avec suite. Les mesures qu’on prenait étaient si mal ordonnées, si incohérentes, si décousues qu’il n’en pouvait résulter rien de bon. On était comme ce dieu des Phéniciens et des Carthaginois, qui, après avoir créé le monde, était sans cesse tenté de s’en repentir, de se raviser et de tout broyer sous son talon. On accordait des libertés et on les reprenait ; on rédigeait des programmes et on s’empressait d’en rabattre, on éveillait des espérances, et on les trompait. Combien de projets bruyamment annoncés sont demeurés ensevelis dans ces bureaux qu’on avait surnommés les catacombes des bonnes idées ! Combien de réformes libérales dont l’application était confiée à des réactionnaires, qui les réduisaient à néant ! On faisait des lois et on laissait subsister le bon plaisir administratif. On établissait des tribunaux et on leur retirait les causes qu’ils s’apprêtaient à juger. Tel accusé disparaissait ; qu’était-il devenu ? plus de nouvelles ; pour en avoir, il aurait fallu descendre dans les mines de l’Oural. On créait les zemstvos et on les traversait dans leurs entreprises