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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/771

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Turquie périra dans deux ans, mais ce n’est ni l’Apocalypse, ni Daniel qui l’a annoncé. — Et qui est-ce donc, monsieur l’abbé ? — C’est mon secret, » Je gage que cet abbé était prophète et qu’il souffrait de se voir enlever par Daniel ou saint Jean l’honneur qui lui revenait de droit d’avoir annoncé la chute prochaine de la Turquie.

Il ne faut pas s’étonner des idées étranges qui hantent l’esprit des pèlerins. L’atmosphère de Jérusalem exerce sur les cerveaux une influence bien connue dans tout l’Orient, car la folie particulière qu’elle y produit est connue sous le nom de folie hiérosolymitaine. On est quelque fois abasourdi de trouver des personnes respectables, exerçant des fonctions importantes, des gens intelligens et qui devraient avoir du bon sens, dans des états cérébraux des plus alarmans. Chacun vous raconte avec le sérieux le plus parfait les histoires les plus baroques. Le nombre de pèlerins qui vont à Jérusalem pour y chercher la restauration du royaume de Dieu et la régénération de l’humanité est incalculable. Celui-ci y fonde un ordre de chevalerie destiné à faire la conquête du monde ; celui-là se borne à y instituer une secte qui, seule, doit avoir conservé l’esprit de Jésus ; un troisième s’y prépare, par des visions et des exorcismes, à renouveler la face de la terre. Tous les vendredis, on peut voir circuler, sur la voie douloureuse, un pauvre fou vêtu d’une robe blanche, la tête ornée d’une couronne d’épines, une grande croix sur l’épaule ; il va de station en station, tombant où Jésus est tombé, s’arrêtant où il s’est arrêté, jusqu’au sépulcre où il a été enseveli. Ce fou est intimement persuadé que Jésus revit en lui et je ne jurerais pas qu’il n’ait convaincu aussi quelques adeptes. Récemment un autre fou se plaçait sans cesse au sommet du mont Sion, invitant la foule à contempler son ascension au royaume de Dieu. Il avait beau rester lourdement fixé sur la terre, il était persuadé, comme don Quichotte, qu’il s’élevait vers les cieux. Quelques jours avant mon arrivée à Jérusalem, une femme, qui avait l’air très distingué, s’était présentée chez le consul français pour le prier de la faire accompagner par un de ses cawas dans une course importante qu’elle avait à faire. Le lendemain, elle vint remercier le consul : « Je me suis rendue à Jérusalem, lui dit-elle, uniquement pour marquer ma place dans la vallée de Josaphat. Je me félicite d’y avoir songé, car la vallée m’a paru très étroite, et il y aura foule au jugement dernier ; j’ai trouvé néanmoins un coin qui me conviendra fort bien. J’ai pris mes précautions pour que personne ne me l’enlevât ; maintenant que je suis tranquille, je puis retourner en France. » Des cas pathologiques de ce genre ne sont pas rares ; mais les personnes mêmes qui ne sont point atteintes d’une folie aussi caractérisée finissent par contracter, dans le milieu de Jérusalem, de singulières habitudesv