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d’esprit. La préoccupation constante du passé, la continuité de l’excitation mystique, réchauffement des luttes religieuses, l’habitude de donner aux détails les plus mesquins, à la possession de tel ou te ! sanctuaire, ou plutôt de tel ou tel fragment de sanctuaire, l’importance d’une affaire d’état, la vue perpétuelle de monumens qui éveillent des souvenirs aussi étranges que grandioses, tout contribue à dévier l’intelligence, à faire disparaître la barrière qui sépare pour elle le possible de l’impossible, le vrai du faux, la sagesse de l’absurdité, le rêve de la réalité.

Je suis persuadé que ces phénomènes physiologiques et psychologiques sont encore plus nombreux chez les Grecs que chez les Latins. J’ai déjà parlé bien souvent de l’abondance de pèlerins grecs qu’on remarque à Jérusalem ; mais pour se rendre un compte très exact de leurs mœurs et de leurs pratiques, il faut aller visiter les immenses établissemens que la Russie a fondas, vers 1859, aux portes de Jérusalem, dans une pensée plus politique encore que religieuse ou charitable. A la Suite de la guerre de Crimée, guerre dont la question des lieux saints avait été, on s’en souvient, le premier prétexte, la Russie jugea qu’il ne lui suffisait pas, pour maintenir en Orient son prestige moral, profondément ébranlé par ses défaites, d’avoir conservé les parties les plus importantes du saint sépulcre. En conséquence, elle entreprit d’élever à Jérusalem des édifices capables de frapper l’imagination des populations et de leur persuader que la nation qui les avait élevés était plus forte que jamais. C’est à de pareilles démonstrations que les Orientaux jugent en effet la puissance des peuples. La Russie « se recueillait » en continuant par des moyens pacifiques l’œuvre qui avait avorté militairement, ce qui est, pour un grand peuple et qui a de l’avenir, la seule manière de se recueillir. Chaque année, trois ou quatre mille pèlerins russes vont à Jérusalem ; les couvens en regorgent : il était donc très utile de créer un asile où le trop plein de cette foule enthousiaste, dont les récits, au retour de la Palestine, entretiennent dans l’âme des moujiks une sainte crédulité, trouvât un refuge. Cet asile est admirable. Il se compose d’un hôpital immense, parfaitement tenu et entretenu, avec des logemens particuliers qu’on loue à peu de frais aux familles aisées, des dortoirs pour la masse et une série de chambres pouvant contenir environ de huit à dix-huit personnes pour tous les fidèles qui se présentent. J’ai parcouru très attentivement cet établissement modèle. Situé au sommet d’une colline, il est aussi bien aéré que possible, chose indispensable pour éviter l’infection qui résulterait de l’accumulation sur un même point de tant de Russes ignoblement crasseux. On ne fournit aux pèlerins que le logement, l’eau, l’éclairage et le feu ; ils doivent se nourrir eux-mêmes ; la plupart vivent de pain et de