Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

France qui fut poète dans la signification antique et sacrée du mot vates. Quoique Rolla compte autant d’admirateurs que de lecteurs, cette admiration unanime reste encore au-dessous de la valeur du poème. Pour dire toute notre pensée, ce n’est pas seulement une page d’une émouvante grandeur tragique, c’est une page d’une haute portée religieuse et d’un caractère prophétique. Oh ! combien il a été justement dit que la sagesse n’était pas toujours sur les lèvres des sages ; ni le zèle pour la vertu dans le cœur des vertueux ! L’esprit qui, souffle où il veut appelle aussi qui il veut, et ce jour-là il lui contint de prendre pour interprète un jeune dandy voluptueux. Singulier interprète que l’auteur des Contes d’Espagne, voire de Namouna, diront peut-être quelques pharisiens ; l’esprit n’en pouvait-il donc trouver de plus rangés et qui fussent moins un sujet d’étonnement ? Cela dépend du message à transmettre, et il en est de telle sorte qu’un voluptueux ou une pécheresse sera plus apte à transmettre que les plus rigides et les plus doctes ; ce sont précisément ceux qui s’adressent aux voluptueux et aux pécheurs. Il le sait bien, cet esprit divin dont on entend la voix sans savoir d’où il vient, ni où il va ; aussi voyez, dans le cas présent, avec quelle précision il a conformé la nature de son message à la nature du messager choisi, et avec quelle sûreté il a su le mettre en face du fait qui pouvait le mieux le faire obéir spontanément à la mission dont il le chargeait secrètement. Quel fait ? Oh ! mon Dieu, un fait tout vulgaire, tel que vous en lisez chaque matin dans les journaux sans y prêter la moindre attention, ou que vous en entendez dans vos conversations de chaque soir avec la plus parfaite indifférence. Un jeune débauché, resté maître de son bien, sans parens et sans conseils, a renouvelé l’histoire de l’enfant prodigue ; mais comme il ne veut pas se soumettre aux conditions auxquelles avait consenti le personnage de la parabole évangélique, qu’il ne veut pas de la vie sans plaisir et sans liberté, il prend froidement la résolution de se tuer et s’en va cyniquement l’exécuter chez une prostituée à laquelle il consacre sa dernière nuit, faisant ainsi sa mort déshonorée comme sa vie. L’anecdote est aussi simple que nous le disons et il n’y a pas dans tout le poème plus qu’il n’y a dans ces trois lignes d’analyse. Un dénoûment dont on n’a pas vu le drame, une situation unique, — un malheureux en face d’une infâme, — voilà tout le scénario de Rolla. Et pourtant, quels accens pathétiques ! quel appel à notre pitié ! et avec quel sursaut formidable notre terreur est éveillée par cette lecture !

C’est que le drame absent du poème se passe dans l’âme du poète. Devant cette mort bestiale et impie, sa sensibilité s’est irritée et sa conscience s’est alarmée. Quel est donc le siècle où nous