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profondes souffrances. C’est encore moins la tristesse érudite et invétérée de Leopardi, qui désespère froidement, parce qu’il sait que la création est sans but et que la vie n’est qu’un phénomène douloureux engendré par un néant accidentellement fertile ; en dépit de son admiration pour le poète qui associe dans un même culte l’amour et la mort, le sentiment de la vie est trop, fort chez Musset pour qu’il accepte, aucune de ces sombres conclusions, et il regimbe contre le néant avec une énergie désespérée. Le message de mélancolie que Musset avait été chargé de transmettre à son siècle est très différent de tous ceux-là. Nous allons sans doute étonner bien des lecteurs en leur disant que Musset a eu une intuition d’une portée philosophique considérable, une intuition qui intéresse non-seulement son siècle, mais tous ceux qui le suivront ; le fait n’en est pas moins ainsi. La cause des maux dont nous souffrons lui était apparue en même temps comme une menace de mort suspendue sur l’avenir de l’humanité, et ne prenez pas ces mots au figuré, prenez-les dans l’acception que leur aurait donnée un Schopenhauer ou un Leopardi. Cette intuition, d’une tristesse écrasante, qu’on n’a jamais remarquée comme elle le mérite, a trouvé sa plus complète et sa plus forte expression dans Rolla ; mais on la rencontre dans toutes ses œuvres, dans les plus légères comme dans les plus sérieuses, et, tenez, elle étend, le croiriez-vous, son ombre froide d’invisible mancenillier sur le gai soleil où gambade, feignant le rire et portant la mort dans le cœur, cet Hamlet gamin, qui est le héros de sa comédie, de Fantasio. Cette ombre sinistre, ne la sentez-vous pas dans cette pensée plus belle qu’aucune de Jean-« Paul Richter, que Musset, par parenthèse, a beaucoup goûté et dont il s’est souvent souvenu tant en prose qu’en vers. « L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, seront envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître. Le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid, mais on lui a coupé Les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’envoler. » Le mal de ce siècle, Musset l’appelait nettement l’épuisement moral. Personne autant que lui n’a été frappé d’un certain stigmate de stérilité, où, si vous l’aimez mieux, de sécheresse inféconde qui, en effet, a caractérisé dès l’origine nos sociétés renouvelées, et qui, loin de diminuer, est allé au contraire s’aggravant toujours de période en période, comme ces taches du soleil à son déclin, que les dernières générations des hommes voient avec terreur s’agrandir de siècle en siècle dans le poème en prose de Grainville.

Selon Musset, ce mal prenait sa source dans la disparition des croyances religieuses, disparition qui avait établi un divorce