Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cortège des personnages et il en règle le défilé, assignant à chacun sa place, soufflant à chacun son rôle, grimaçant et bouffonnant avec son mignon, Lorenzaccio qui croit lui échapper, mais qu’il dupera encore mieux que tous les autres. Dans ce personnage de Lorenzaccio, Musset s’est visiblement souvenu de Shakspeare, dont il a ingénieusement transformé le type le plus célèbre. Lorenzaccio est un Hamlet bouffon, qui fait le débauché pour endormir Alexandre de Médicis dans une trompeuse sécurité et le frapper d’un coup infaillible, comme le prince de Danemark contrefait le fou pour ne pas éveiller les soupçons du roi. C’est par feintise patriotique qu’il entretient, amitié avec la débauche, mais cette intimité lui est aussi fatale que la sienne le sera à Alexandre de Médicis. Si on ne badine pas avec l’amour, on badine encore moins avec la débauche, et quiconque l’appelle comme ouvrière de ses entreprises les ruinera, dans leurs bases et les déshonorera infailliblement. Voyez un peu l’histoire de Lorenzaccio. Il arrive à ses fins, il délivre sa patrie du joug honteux qu’elle subissait, mais nul ne louera une œuvre venant d’un tel auteur, et lui-même n’y aura pas foi. Les conséquences de cette débauche feinte ont été doubles en effet pour Lorenzaccio. A la pratiquer par politique il a gagné d’être méprisé de ses concitoyens, de se mépriser lui-même ; et ce qui est plus fort, d’en venir à mépriser ces nobles sentimens pour lesquels il s’est déshonoré. Pour avoir cherché le bien par un moyen infâme, il est arrivé un moment où il s’est trouvé tellement éloigné de son point de départ qu’il n’a pu le rejoindre, et où il s’est vu tellement métamorphosé par la pratique du vice qu’il n’a plus pu se reconnaître. Ce n’est pas en vain qu’il a joué avec les plus vils mobiles du cœur humain, ce n’est pas en vain qu’il a été artisan de corruption, conseiller de tyrannie, pratiquant de perfidies ; on ne garde pas l’amour de l’humanité lorsqu’on en a remué les fanges, et on désespère de la vertu encore plus sûrement que Brutus lorsqu’on a appelé le vice à la servir.

Enfin l’obsession devint tellement forte qu’un jour Musset, ne pouvant plus résister, dénonça publiquement la présence du spectre. On devine que nous voulons, parler de son roman, la Confession d’un enfant du siècle. Parmi ses dons si nombreux, Musset comptait ; l’éloquence, une éloquence spontanée comme sa poésie, toute de verve et de passion ; la Confession d’un enfant du siècle, est de toutes ses œuvres celle où il a eu le plus recours à ce don. Cette longue peinture de la débauche et de ses conséquences, la plus effrayante que nous connaissions, fait hésiter le jugement, tant elle attire et repousse en même temps. Laissons le poète ; lui-même prononcer sur son œuvre ; il l’a fait, dans une conversation dont nous avons recueilli l’écho. « J’y ai vomi la vérité, » disait-il à une