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personne qui l’a beaucoup admiré, et ce mot explique parfaitement les sentimens antithétiques de répugnance et d’attrait, d’horreur et de sympathie que cette lecture inspire. La disposition avec laquelle nous lisons ce livre est le même mélange d’aimant mépris, d’indulgente sévérité et de compatissante tristesse que l’on éprouve en assistant un ami en état d’ivresse ou en proie à un chagrin mérité. Tant de cynisme et de malfaisante rouerie irrite et blesse le cœur ; tant de candeur et de naïveté le désarme et le retient. De la candeur et de la naïveté, il y en a dans l’entreprise de cette confession publique, dans l’humilité de ces aveux faits sans réticence, où il a imposé silence à son orgueil et où il n’a voulu montrer en lui que le mal. Ce n’est pas là en effet une confession à la Jean-Jacques, une audacieuse apologie de soi, un défi au lecteur de répéter la prière du pharisien et de se glorifier d’être meilleur que l’auteur de ces aveux. Ce n’est pas davantage une confession à la Casanova. Il n’y a rien là de l’effronterie du libertin, qui met au jour son libertinage pour s’en targuer insolemment ou en amuser son lecteur. Le cynisme même de Musset est moral par l’excès de sa violence et la sincérité injurieuse avec laquelle il malmène son moi coupable. Sombre et tristement sérieux d’un bout à l’autre, ce livre atteint véritablement le but que l’auteur s’est proposé. Il est impossible de montrer d’une manière plus frappante que la conséquence de la débauche est de rendre le débauché, non-seulement indigne, mais incapable d’amour, de tuer l’âme en infectant de ses poisons le sentiment par lequel elle pouvait se relever et se sauver. Ce n’est pas qu’elle enseigne directement la haine et le mépris de l’amour ; non, elle procède plus adroitement et se contente d’en détruire par avance les conditions et les garanties. Le débauché pourra ressentir une passion vraie, et il la saluera avec une joie d’autant plus sincère qu’il aura fait plus longtemps commerce avec des passions bestiales et des plaisirs impies. Une passion vraie, ce sera pour lui ce qu’est pour Dante le passage de l’air enfumé de l’enfer à l’air libre, où il lui est enfin permis de revoir les étoiles. Trompeuse illusion I aucune des leçons de l’institutrice diabolique qu’il a donnée à son âme ne sera oubliée. D’où vient cette incrédulité fantasque qui va le saisir tout à coup sans motifs et le pousser à douter de ce qu’il aime ? C’est la débauche qui lui’a enseigné le scepticisme en lui donnant l’expérience multipliée des mensonges du vice et qui a détruit ainsi le fondement sur lequel s’appuie l’amour véritable, la foi. Et cette grossièreté, qui éclate par momens chez lui et qui fait un si pénible contraste avec l’élégance naturelle de ses discours et la politesse de ses manières, d’où vient-elle, sinon de la vulgarité dans laquelle la débauche l’a traîné trop longtemps, de cette vulgarité qu’il croyait mépriser au moment même où il s’y vautrait, mais