auquel le poète se trouve fatalement condamné par la disparité que ses dons établissent entre sa nature et celle des autres hommes. Cette solitude morale de l’homme de génie pouvait aisément prêter à une sombre peinture et, en effet, elle en a inspiré une, bien longtemps avant Musset, qui, pour l’amertume et la noire misanthropie, ne laisse rien à désirer. Vous vous rappelez peut-être certain épisode du voyage de Gulliver à l’île volante de Laputa. Parmi les curiosités que le capitaine anglais découvrit dans cette île, une des plus dignes de remarque assurément fut l’existence d’une catégorie d’habitans, heureusement peu nombreuse, qui pour l’horreur de la condition laissait bien loin derrière elle les lépreux et les cagots du moyen âge. Cette classe exceptionnelle se composait d’infortunés qui venaient au monde avec le signe de l’immortalité. C’était une grande douleur dans une famille quand il y naissait un enfant marqué de ce signe, quelque chose qu’on redoutait bien davantage que la naissance d’un idiot, car l’opinion attachait à ces naissances une idée de déshonneur. On laissait donc voir ces misérables aussi peu que possible, mais toutes les précautions étaient déjouées par cette qualité d’immortalité qui les mettait à l’abri de tous les moyens qu’on aurait pu employer contre eux, y compris le moyen sommaire par lequel les Spartiates se débarrassaient des enfans difformes. L’idée du Merle blanc est la même que celle de cet épisode de Gulliver. Musset a-t-il eu cet épisode présent à l’esprit en écrivant son conte, c’est possible, mais rien ne l’indique, car la fable satirique qu’il a inventée est aussi gracieuse que celle de Swift est acre et méchante, et il s’est souvenu pour la traiter du badinage d’Hamilton plutôt que de l’humour sinistre du misanthrope anglais, ce qui fait une fois encore l’éloge de la justesse de son esprit.
Finis prosœ, avait-il écrit au bas de son manuscrit de Croisilles lorsque ce conte lut achevé, voulant dire par là que désormais il entendait se consacrer exclusivement à la poésie. Hélas ! ce n’était pas seulement la fin de la prose, c’était la fin de tout, et le Fils du Titien, où il avait huit mois auparavant dévoilé indirectement le déplorable état d’âme auquel il était arrivé, disait avec clarté la cause de cette stérilité imminente à laquelle il ne croyait pas. Le découragement qu’il avait éprouvé presque au début de sa carrière, et qui avait trouvé son expression dans la pièce les Vœux stériles, reparaissait, mais plus irrémédiable, sous la forme d’un absolu désenchantement, dont cette nouvelle, le Fils du Titien, avait fait l’apologie et en quelque sorte la théorie. L’amour et l’art, y disait-il, sont les seules choses qui vaillent la peine de vivre, mais il y a entre elles cette différence que l’art n’est que conséquence, tandis que l’amour est principe. Quiconque possède l’amour peut se