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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/814

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passer de l’art, et c’est ce que fit Tizianello ; mais posséder l’art sans l’amour est ne rien posséder du tout, et y renoncer alors est une résolution encore plus sage que celle du jeune Vénitien. Il ne mit que trop en pratique cette théorie. Les rares inspirations qui vont lui échapper encore de loin en loin ne seront plus que les échos de ce désenchantement, et des variations de plus en plus douloureuses de cette devise de Valentine de Milan, devenue la sienne : « Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus. » Ce triste sentiment, il le déclare d’abord avec nonchalance dans la pièce sur la Paresse, puis il l’accentue avec énergie dans la pièce Après une lecture, où nous voyons, par parenthèse, que sa lecture favorite était alors Leopardi, choix fort explicable, mais qui dit assez haut l’abîme de désespérance où il s’était laissé tomber, puis enfin il s’exprime avec affaissement, avec prostration dans ces dernières petites pièces, le Mie Prigioni, A mon frère revenant d’Italie, où il semble entendre un illustre agonisant qui n’a plus qu’un souffle, mais qui trouve moyen d’y faire passer encore sa tendresse et son génie.

Tout était réellement consommé avant 1848. Cependant, la révolution qui survint à cette époque porta un coup mortel au poète, non parce qu’elle le priva de la place de bibliothécaire du ministère de l’intérieur, qu’il avait obtenue naguère du comte Molé sur la demande du directeur de la Revue, mais parce qu’elle détruisit le cadre social dans lequel son talent s’était épanoui et parce qu’elle rompit brusquement et pour toujours la tradition par laquelle les générations successives s’étaient transmis leur enthousiasme. Dans les préoccupations qui assiégeaient la génération d’alors, il n’y avait plus place pour Musset, et, lorsque le calme se fut rétabli, de nouvelles tendances se manifestèrent qui n’étaient rien moins que favorables aux tendances qu’il avait toujours suivies. Par ceux même qui l’approchaient, ou qui l’admiraient le plus, ou qui marchaient dans la voie qu’il avait ouverte, Musset put comprendre à quel point tout était changé. Ce jeune ami, Emile Augier, avec lequel il composait la bluette de l’Habit vert, se préparait très ostensiblement à sa campagne contre l’idéal de sentimentalité créé par le romantisme ; ce débutant, Octave Feuillet, son successeur et son vrai disciple, au moins pour tout ce qui était grâce et finesse, menait à petit bruit la réaction contre l’excès des sentimens qu’il avait chantés. A partir de ce moment, Musset ne fut plus que l’ombre de lui-même. Carmosine, qu’il écrivit en 1850 pour le Constitutionnel, fut véritablement son chant du cygne. Lorsque le second empire fut fondé, le gouvernement d’alors lui fit quelques ouvertures, et il composa un Songe d’Auguste, sorte de poème officiel où il reprenait cette idée d’un prince protecteur des arts et inaugurant un nouveau grand siècle littéraire qu’il avait autrefois