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exprimée dans sa pièce sur la Naissance du comte de Paris ; mais il était écrit que Musset ne réussirait jamais auprès des puissans, et le Songe d’Auguste ne fut pas plus goûté de Napoléon III que sa poésie dynastique ne l’avait été jadis de Louis-Philippe. Il fit encore deux tentatives pour le théâtre, Louison au Théâtre-Français, et Bettine au Gymnase ; aucune des deux ne reçut un accueil favorable ; l’une au moins méritait mieux, Bettine, où Musset avait ingénieusement présenté les raisons qui rendent si difficiles et si imprudentes les unions entre mondains et comédiennes ; mais le vent ne soufflait plus du côté de ces sentimens subtils, et le monde d’alors était affamé d’un aliment plus prosaïque. En dehors de ces tentatives malheureuses ou avortées, des plans de poèmes qui ne devaient jamais être exécutés, des commencemens de drames qui ne devaient jamais être achevés, de maigres lambeaux d’une tragédie longtemps rêvée pour Mlle Rachel composent le bilan de ces tristes années. Ces divers fragmens ont été recueillis dans le volume des Mélanges posthumes ; je ne connais pas de lecture plus navrante. A l’exception du récit d’un souper chez Mlla Rachel, que nous devons, je crois, à Mme Jaubert, pour qui le poète l’avait écrit dans ses années encore fécondes, tout cela n’est plus du vrai Musset, et ces miettes ne nous auraient pas été offertes que nous n’y aurions rien perdu.

Nous avons dit que nous ne pouvions partager les regrets qui se sont fait entendre pour déplorer le silence prématuré de Musset ; expliquons-nous sur ce sujet, ce sera la manière la plus logique de terminer cette étude, que nous avons voulu faire aussi complète que possible. Henri Heine a écrit quelque part que c’étaient les génies inférieurs qui s’obstinaient à produire jusqu’à la fin, mais que les véritables génies se retiraient toujours de la scène en pleine possession de leurs forces, témoin Shakspeare et Rossini s’en allant à cinquante ans, l’un planter ses choux à Strafford-sur-Avon, l’autre flâner en badaud parisien sur le boulevard des Italiens. Il y aurait beaucoup à dire sur cette opinion que réfutent par plus d’un côté les exemples passablement illustres de Corneille, de Voltaire et de Goethe ; cependant elle contient une part de vérité. Elle signifie que pour l’homme de génie produire n’est rien s’il ne sent pas qu’il produit avec originalité, et que, lorsque sa clairvoyance lui a fait apercevoir qu’il a dit tout ce qu’il avait d’essentiel à dire, il aime mieux se taire que se répéter. Si cela est vrai pour des hommes dont la vaste inspiration a su se tenir indépendante de toutes les circonstances, cela l’est encore bien davantage pour un poète dont l’inspiration est au contraire dépendante de quelque circonstance particulière, et ce fut le cas de Musset. Sans doute quelques-unes des causes qui amenèrent son silence sont profondément regrettables ; supposez cependant qu’elles n’aient pas existé, supposez qu’il