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degré, le second ne pourrait cesser d’être gratuit sans qu’il en résultât une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paie les contributions à raison de ses facultés et qui ne paierait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfans qu’elle fournirait aux écoles secondaires. »

Quant aux autres degrés, ajoute Condorcet, « il importe à la prospérité publique de donner aux enfans des classes pauvres qui sont les plus nombreuses la possibilité de développer leurs talens… L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse. Plus on répandra l’instruction, plus on affaiblira les effets de cette inégalité. »

Aucune rétribution ne sera donc perçue dans aucune école publique. L’état supportera la charge et fera tous les frais de l’enseignement. Cependant, par une contradiction singulière, ce n’est pas lui qui le dirigera. C’est la Société nationale des sciences et des arts, sorte d’institut non plus enseignant, comme celui de Talleyrand, mais administrant au moyen d’un directoire choisi parmi ses membres. Cette société aura pour objet de « surveiller l’instruction générale, » et, dans cet ordre d’idées, une de ses principales attributions sera le choix des professeurs de lycée, qui éliront à leur tour ceux des instituts, lesquels dresseront la liste sur laquelle le conseil et les pères de famille de la commune seront tenus de prendre les instituteurs du premier et du second degré.

En somme, l’instruction publique universelle, entièrement gratuite, et cependant indépendante de l’état, formant dans une société monarchique une véritable république se recrutant et se gouvernant soi-même, par des chefs élus, voilà l’organisation rêvée par Condorcet, le plan qu’au nom du comité d’instruction publique il vint proposer à la législative le jour même où cette assemblée discutait la question de la guerre avec l’Autriche. Pour être tout à fait complet, mentionnons encore l’institution, à chaque degré d’enseignement, d’un certain nombre de bourses en faveur des sujets les plus méritans, décorés du nom d’élèves de la patrie.

On sait ce qu’il advint de ce projet magnifique. L’assemblée législative, où la gironde était pourtant toute-puissante, en fit ce que la constituante avait fait celui de Talleyrand : elle l’applaudit fort, en vota l’impression et ce fut tout. Condorcet n’eut pas à subir de discussion publique, et peut-être est-il heureux pour sa mémoire que cette épreuve lui ait été épargnée. Si séduisant que fût son système, on doit croire en effet qu’il aurait eu quelque peine à le défendre contre la critique, même la plus indulgente. Proposer de décréter l’instruction universelle et complètement gratuite, quand la banqueroute était imminente et qu’on allait avoir toute l’Europe sur les bras, était d’une audace ou d’une naïveté vraiment extraordinaires.