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on va la voir, mais elle est déjà repartie. D’un bout de la pièce à l’autre, elle s’absente, et, grâce à une dextérité dramatique toute nouvelle et fort plaisante, elle a trouvé le moyen de faire plus que s’absenter, puisque n’étant jamais entrée, elle est toujours sortie. Le personnage principal de la pièce est celui qu’on ne voit jamais.

L’art d’écrire n’est le plus souvent que l’art de suggérer plus d’idées et de sentimens qu’on rien exprime. A part les orateurs, qui sont obligés de tout dire, puisque leurs paroles doivent être saisies, à la volée et n’attendent pas la réflexion, tous les autres grands écrivains donnent à entendre plus qu’ils ne disent, Thucydide, Tacite, La Bruyère, Montesquieu, pour ne nommer que ceux qui comptent le plus sur l’intelligence du lecteur. Tantôt par une image, tantôt par un seul mot ils nous découvrent un monde. Leur pensée serrée, condensée, une fois qu’elle est entrée dans notre esprit, y éclate et s’y déploie. Même dans la critique littéraire, qui semble ne demander que de la science et de la clairvoyance, cet art a son charme. C’est à cet art que Villemain a dû ses secrètes grâces, des grâces, il est vrai, qui, pour avoir été trop complaisamment employées par l’auteur, ont fini par n’être plus secrètes. S’il est un maître dans l’art du sous-entendu, c’est Sainte-Beuve, dont les nombreux volumes, où il semble avoir tout dit, ne sont rien en comparaison de tout ce qu’il a donné à comprendre. Mais c’est surtout dans les œuvres d’imagination, dans la poésie, que cet art est non-seulement nécessaire, mais nous paraît être la marque même du génie. Qui ne sait que de choses renferme parfois un seul vers d’Homère, quelles perspectives morales ouvre un vers de Virgile ? Il en est ainsi de Dante, de Shakspeare, de La Fontaine, de Racine, de Goethe quelquefois. Lorsque, dans les Femmes savantes, de Molière Philaminte s’exclame sur un mot de Trissotin et s’écrie : « Mais j’entends là-dessous un million de mots, » quand Bélise reprend : « Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n’est gros… il vaut toute une pièce, » ces dames ne sont risibles que pour placer mal leur admiration, car elles expriment une très sérieuse vérité. Dans notre siècle, Lamartine a eu plus qu’un autre poète, je ne dis pas cet art, ce talent naturel de provoquer par un mot une longue rêverie et quelquefois, par un seul vers jeté dans notre esprit comme dans une eau dormante, il a produit en nous une suite d’insensibles ondulations qui portaient un doux mouvement aux dernières limites de notre être moral. Si aujourd’hui la poésie de Lamartine ne produit plus de ces effets, c’est que la génération nouvelle est trop active, trop affairée pour goûter de si lentes et de si intimes délices.

Notre pensée n’est pas de prétendre que l’art ne se compose que arbitraires recettes et de petits arrangemens énigmatiques. Ce