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de conscience qui, trop bon pour gronder son pénitent, l’aide charitablement à retrouver ses péchés. Si cette tranquille éloquence a pour le public tant d’attraits, c’est qu’il est bien aise de retrouver quelque part des détours oratoires, dussent-ils être trop ingénieux. On sait bien qu’il ne faudrait pas écrire ainsi, en tout temps et en tout lieu ; mais dans la vie n’est-il pas des raffinemens qu’on se permet de loin en loin un jour de fête ?

Peut-être ces observations de psychologie esthétique sur la délicatesse dans l’art ne sont-elles pas hors de saison, au moment où notre littérature d’imagination paraît recourir à des procédés insolites. Elle est en train de défaire le lent et fin travail des siècles. En effet, depuis qu’il y a des lettres dans le monde, les hommes de génie ont cherché, non sans effort, l’art de ne pas offenser les esprits. Ils ont imaginé sans cesse des tours imprévus pour donner à leurs pensées, à leurs sentimens la forme la plus belle et la plus innocente ; ils ont établi des bienséances morales, oratoires, théâtrales, non comme des règles gênantes, mais pour être les voluptés de l’esprit. Ils ont même, avec le temps, affiné leur langue pour qu’elle se prêtât mieux à tous leurs scrupules, pensant et disant que les lettres devaient avant tout être humaines. Les peuples sentaient tout le prix de ces délicates merveilles et en tiraient gloire ; les Athéniens étaient fiers de leur réserve attique, les Romains de leur urbanité ; les Français de leur politesse, et pour eux, l’art par excellence était de ne pas exprimer rudement et crûment leurs pensées. D’autres écrivains, à la suite des premiers, recueillirent en des traités toutes ces finesses, de peur qu’elles ne se perdissent ou qu’elles ne fussent pas assez remarquées. N’est-ce pas là la civilisation même dans sa fleur ? n’est-ce pas l’honneur à la fois et le bonheur de l’esprit humain ? Si donc un jour il devait quelque part se produire une littérature qui ne connût plus aucun de ces scrupules séculaires, qui ne sût plus rien taire, rien atténuer, qui se mît au-dessus de toutes ces traditionnelles mesures d’honnêteté, qui se fît même un jeu de les braver par jactance et de briser étourdiment ce beau luxe et ces fragiles trésors de grâce, et si, pour comble de malheur, cette littérature mettait du talent au service de ces ravages et de cette destruction littéraire ou morale, serait-ce se montrer trop dur que de l’appeler un brillant retour à la rusticité ?

Heureusement, on croit voir à des signes assez évidens que le public, même celui qui n’est pas trop raffiné, commence à sentir vaguement que. l’art et la littérature devraient lui donner d’autres plaisirs que ceux qui lui sont le plus souvent offerts. Il est fatigué de représentations matérielles sur la toile, dans les livres, au théâtre ; il est surtout rassasié de toutes ces choses connues qu’il