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voit tous les jours, qu’on lui montre sans fin, sans rien abréger ou sans rien pallier. Il semble dire comme Montaigne : « Celui qui dict tout, il nous saousle et nous dégouste. » En peinture, il demande des sujets, c’est-à-dire des pensées et des sentimens, il déclare avec impatience qu’au Salon il y a trop de tableaux qui, n’offrant rien à l’esprit, encombrent l’attention et l’empêchent de se porter sur ce qui mérite d’être vu. De plus, il commence à faire la différence entre le nu et le déshabillé, entre la nudité belle et la nudité sotte. Dans les romans, il saute les pages qui ne renferment que la description minutieuse des choses sans intérêt et des objets physiques, et il va même jusqu’à demander que la fiction se concentre dans une nouvelle. Au théâtre, il tient moins à ce luxe d’accessoires qui prend la place de spectacles plus ingénieux. Quand on remet à la scène une pièce dont l’inutile longueur ne le choquait pas autrefois, il ne va plus la revoir que si elle est réduite de quelques actes. Quant aux pièces nouvelles, il demande qu’elles soient plus courtes, pour être plus pleines. En un mot, le public, qui laissait faire autrefois, éprouve un sourd mécontentement et semble dire, à sa façon, comme un philosophe : « Le beau est ce qui nous donne le plus grand nombre d’idées dans le plus petit espace de temps. » Enfin il se révolte parfois contre les violences de la scène, qui sont plus choquantes que pathétiques, et il sent que dans l’art un des plus grands plaisirs est d’être respecté dans sa délicatesse morale. Par-dessus tout, il est las du style brutal dont nous ne parlerons pas ici pour n’avoir pas à le définir avec brutalité, auquel d’ailleurs il faut beaucoup pardonner, puisque ce sont ses excès et ses audaces qui ont fini par ouvrir les yeux au public sur certains tempéramens nécessaires de l’art, et lui ont inspiré de justes réflexions qu’autrement il n’eût point faites ; car, de même que dans la science il est de solides démonstrations par l’absurde, il s’en fait dans l’art par l’impudeur.

Nos remarques, en apparence fort diverses, aboutissent à la même conclusion : que dans l’art la simple représentation des choses ne suffit pas, qu’elle ne peut donner que des plaisirs enfantins ou vulgaires, que l’esprit tient à jouir de sa propre activité, qu’il veut des pensées et des sentimens, qu’il aime à les deviner, à les saisir lui-même, qu’il sait gré à l’auteur de tout ce que celui-ci, par toutes sortes de raisons scrupuleuses, ne lui dit pas. Il serait facile de multiplier sur ce point les observations et les exemples ; mais dans notre sujet, plus que dans tout autre, il sied de ne pas tout dire.


C. MARTHA.