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la comprendre ; j’en connais un, moi, et il est né sur la noble terre d’Armorique. » Un hasard me donna l’explication de ces paroles énigmatiques. J’avais été le premier en version latine, je ne sais pas pourquoi ; en cette qualité, j’étais assis à la table même du professeur, afin de ranger les cahiers de correspondance, les copies et d’indiquer quelles étaient les leçons à réciter. Le mardi, qui était réglementairement le jour consacré à la composition, M. Frin dicta le devoir français que nous avions à traduire en latin, — eheu ! bassa latinitas ! eût dit Pierre Gringoire, — et, voyant tous les élèves occupés à leur besogne, se mit lui-même au travail. Il étala devant lui les feuilles d’un manuscrit et les copia d’une écriture nette qui ne manquait pas de caractère. Il était fort absorbé, poussait, parfois une faible exclamation et de temps à autre jetait un coup d’œil machinal de surveillance sur les élèves qui feuilletaient leur dictionnaire et mêlaient consciencieusement les solécismes aux barbarismes. Tout à coup, il s’arrêta, parcourut rapidement les pages libres du manuscrit et dit à demi-voix : « Diable d’homme qui ne numérote pas ses feuillets ! » Je regardai : les pages qu’il transcrivait étaient étroites et longues ; l’écriture qui les couvrait était haute, ferme, assez grêle ; peu de ratures, une encre blanchâtre. M. Frin remarqua mon attention, et, me posant la main sur le bras, il me dit : « C’est à genoux, c’est en faisant le signe de la croix que vous devriez contempler ces pages sublimes ; elles sont l’œuvre d’un génie extraordinaire ; les siècles se fatigueront avant d’en produire un pareil ; je copie, je mets au net les Mémoires de M. le vicomte René-François de Chateaubriand, ancien ambassadeur, ancien ministre, ancien par de France. J’ai l’honneur d’être son secrétaire parce que je suis son « pays. » M. Frin se faisait quelques illusions ; il n’était point le secrétaire de Chateaubriand, il n’était que son copiste. J’avais alors dix ans passés et j’avais lu les Martyrs. Je n’avais certes pas compris ni pu apprécier l’immortelle beauté de l’épisode de Velléda ; mais les aventures d’Eudore et de Cymodocée m’avaient troublé, et j’admirais Chateaubriand. Je regardai le petit père Frin ; il me parut grandi de vingt coudées. Il s’aperçut de mon impression ; un sourire éclaira son visage et il me dit : « Quel orgueil d’être le compatriote d’un tel homme ! » Longtemps, bien longtemps après, je devais apercevoir Chateaubriand. Ah ! qu’il répondait peu à l’idée que je m’en étais faite. Je m’étais imaginé une sorte d’Apollon, la tête tournée vers le ciel et touchant à peine la terre du pied. Je vis un homme de taille courte et peu régulière, avec une tête trop longue, couverte de cheveux voltigeans. Les yeux seuls étaient splendides. Il marchait incliné, l’épaule droite plus proéminente qu’il n’aurait