Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disposés, en classe, dissimulé par le camarade placé sur le gradin inférieur, je lisais et je m’absorbais si bien, je devenais tellement absent, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas entendre la dictée du professeur. La première pièce que je lus ainsi était intitulée : la Nonne sanglante. C’était un gros drame d’Anicet Bourgeois et de Maillan, qui obtenait un succès d’horreur à la Porte-Saint-Martin. Ça commence dans les catacombes de Rome : « Le guide ! le guide ! suivez le guide ! » Il y a des bohémiens, des assassinats, on y voit Cagliostro, ça n’a ni queue ni tête, ça finit par un meurtre et par un incendie. Ce fatras me semblait admirable. Lorsque j’avais terminé ma lecture, je prêtais la pièce à un camarade, qui bientôt la passait à un autre. La mode s’y mit. Le dimanche, chacun rapportait une pièce ; les externes libres nous en achetaient ; notre classe de sixième ressemblait à une boutique du Magasin théâtral. Lorsqu’un pion ou un professeur nous surprenait, la pièce était confisquée ; nous étions privés de sortie ou envoyés aux arrêts après récidive ; rien n’y faisait : la contagion gagna, et tout le collège « fut empoisonné par de mauvaises lectures faites pour pervertir le cœur et abâtardir l’intelligence, » ainsi que, dans un de ses sermons, nous le dit l’aumônier, que le proviseur avait prié de prêcher sur ce sujet. Les punitions et la rhétorique sacrée furent vaines ; on n’en lut pas une pièce de moins. Les garçons de salle étaient nos complices, et pour un pourboire de deux sous, ils nous eussent apporté le répertoire des théâtres de Paris.

Tout m’était bon ; avec l’insatiable curiosité d’un enfant, je passais d’un sujet à un autre sans même m’apercevoir de l’incohérence de ces lectures précipitées. La bibliothèque de mon père était exclusivement scientifique et me repoussait, mais celle de ma mère était toute littéraire et j’y puisais à pleines mains, en aveugle. Mes jours de sortie se passaient à lire et j’avalais indistinctement, aussi bien la Découverte de l’Amérique, par Robertson, que les Contes moraux, de Marmontel. Lorsque je pouvais m’emparer d’un roman, j’allais me cacher pour le lire, comprenant bien que je faisais œuvre défendue. Je n’ai pas oublié la petite chambre, placée près d’un grenier, éclairée par une lucarne, où je m’asseyais sur le carrelage, le dos appuyé contre un mur en brisis pour lire Frère Jacques, de Paul de Kock, le Dernier des Mohicans, qui me donna l’envie folle d’aller vivre avec les Peaux-Rouges dans les forêts du Canada, Venezia la bella, d’Alphonse Royer, où un chapitre intitulé « Adultère, » me rendit d’autant plus rêveur que je ne le compris pas, et les Deux Cadavres, de Frédéric Soulié, qui me mit aux lèvres bien des questions que je n’osai formuler, dans la crainte de trahir mon secret. Ma petite tête n’était remplie que d’aventures tragiques ; je vivais