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inconsistance, un mépris aussi serein et aussi profond. Il avait une façon tranquille de les regarder qui démontait les plus hardies ; leur colère ni leurs larmes ne le pouvaient toucher ; dans l’intimité même de la famille, il put leur parler de ce qu’il avait fait, mais il ne leur parla jamais de ce qu’il comptait faire, lorsqu’on lui adressait des reproches, — et ils me lui furent pas épargnes, — il prenait son chapeau, mettait philosophiquement ses mains dans les poches de sa grande redingote en castorine et allait se promener. Toute sa vie a été tourmentée par un regret ; il eût voulu être orateur et ne put parvenir à vaincre la timidité qui l’étranglait à la tribune. Il nous disait constamment : « Étudiez-vous à parler ! » Un jour, je lui demandai : « Quel est le plus grand homme de notre temps ? » Sans réfléchir, il répondit : « Berryer. »

lentement les années passaient ; en 1836, à la fin de ma cinquième, je fus renvoyé de Louis-le-Grand ; on me transféra au collège Saint-Louis ; je n’y fus ni mieux mi plus mal, et à l’étude de Quinte-Curce je (substituai résolument celle des romans maritimes, pour lesquels je m’étais passionné et que la Salamandre d’Eugène Sue avait mis à la mode. Au mois d’avril 1837, pendant que je faisais ma quatrième, le plus terrible, le plus inattendu des malheurs me frappa : ma mère mourut, toute jeune encore et charmante, m’abandonnant au seuil de la vie, à l’heure même ou j’allais avoir le plus besoin d’elle. J’étais encore trop enfant pour comprendre ce que cette perte avait d’irréparable ; je le sus plus tard ; ce doux fantôme m’a hanté pendant les années de ma jeunesse, il fut avec moi dans mes voyages, dans mon existence intime, dans mon travail, jusque dans mes plaisirs, et j’appris à mes dépens qu’il y a des morts dont on ne se console jamais. J’étais orphelin et dans une aisance relative qui m’assurait toute indépendance. Louis de Cormenin et moi, nous avions formé le projet, aussitôt notre sortie du collège, de vivre côte à côte dans le même appartement et de travailler ensemble à des poèmes, à des romans, à des drames que nous signerions de notre double nom réuni en un seul : Maxime de Cormenin ou Louis Du Camp, en témoignage d’une fraternité qui n’eut jamais rien d’éphémère.

Pendant le séjour que je fis à la maison après la mort de ma mère, à ces heures où l’âme amollie reçoit facilement des impressions ineffaçables, je lus un roman qui devait exercer sur mes idées une influence dont toute trace n’est pas encore anéantie. C’était Emmeric de Mauroger, par l’auteur de Marguerite Aimond et des Trois Soufflets. L’auteur était Mme Despans-Cubières, qui, bien avant la science officielle, avait découvert pour son rasage particulier les vertus à la fois anesthésiques et surexcitantes de