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pas, et elles ne m’en étaient que plus précieuses. La préparation de ce roman eut pour nous un résultat auquel nous n’avions pas songé. Il nous parut indispensable, — et ceci m’étonne, — d’étudier l’époque que nous voulions peindre. Alexandre Buchon publiait alors en volume in-4o à deux colonnes, dans le Panthéon littéraire, les principales chroniques relatives aux annales françaises ; nous achetâmes celles qui concernaient les périodes comprises entre 1380 et 1430 ; nous lûmes Froissart, Pierre de Fenin, Christine de Pisan, Monstrelet et le Bourgeois de Paris. Cela nous familiarisa avec le vieux français et nous donna de sérieuses notions sur cette époque. Quand nous crûmes être suffisamment imprégnés de « couleur locale, » c’est-à-dire quand nous fûmes assurés de pouvoir intercaler, dans nos phrases modernes quelques expressions empruntées au « vieil langaige, » nous abordâmes notre travail. Pendant la semaine, au lieu de faire des versions grecques ou des vers latins, Louis et moi, nous écrivions chacun un chapitre, que nous nous communiquions le dimanche. Mort et damnation ! quelles tueries ! quels coups de dague ! On assassinait, on volait, on violait, on brûlait, on torturait à chaque paragraphe. L’adultère et l’inceste étaient racontés avec des détails tels que pouvaient les imaginer deux grands innocens de notre espèce ; on jurait par les corbignoles de Madame la Vierge, et le duc de Bourgogne prenait le menton de la reine Isabeau, pendant que Charles VI, « le povre fol, » jouait aux cartes avec Odette de Champdivers. Nous n’avions pas manqué de faire de belles descriptions ; d’architecture, ne nous souciant guère de confondre les gargouilles avec les pendentifs, les pinacles avec les clochetons ; mais toutes nos constructions étaient en queue d’aronde, tous nos ornemens étaient chicoracés et toutes nos fenêtres étaient séparées par des meneaux prismatiques ; on buvait de l’hypocras et de l’hydromel, on rossait les manans et on respectait les privilèges des « escholiers. » Conformément à la tradition historique, Capeluche était décapité aux halles par son propre valet, auquel avant de mourir il donnait ses instructions : « Et surtout, corne du Père ! que ta main ne tremble pas. Par messire Satanas, qui est le patron des juifs, tu seras vilain, ribaud et sabouleux, si mon chef ne choit pas à ton premier heurt ! » Voilà du vrai XVe siècle ou je ne m’y connais pas.

L’ardeur que nous déployâmes à la confection, de ces turlutaines nous agitait jusqu’à nous donner la fièvre. Louis et moi nous ne parlions que de Capeluche, et nous nous imaginions avoir fait un chef-d’œuvre. Une fois le roman terminé, nous devions en extraire un drame à grand spectacle qui serait joué à la Porte-Saint-Martini et qui, du jour au lendemain, rendrait nos noms célèbres. Nous