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avions déjà distribué les rôles : Marie Dorval ferait Isabeau de Bavière et Frédérick-Lemaître remplirait le personnage de Capeluche. Le drame resta en projet, mais j’ai sous les yeux le manuscrit du roman, et je ne puis revoir sans émotion la fine écriture de Louis, rapide et sans ratures, côtoyer mon écriture épaisse, barbouillée de surcharges, toute pâle encore de la mauvaise encre que nous avions à la pension. J’ai jeté au feu, et depuis longtemps, tout le fatras que j’avais griffonné sur les bancs du collège, mais je n’ai pas encore pu me résoudre à anéantir ces cahiers de papier à écolier où le travail de Louis s’est uni au mien, comme nos deux affections se sont unies pendant notre existence. Ce n’est pas sans regret que je me rappelle les heures que nous avons passées ensemble à revoir et à corriger cet informe roman qui, après tout, n’était pas beaucoup plus bête que la plupart des romans moyen âge publiés alors et dont il n’était, dont il ne pouvait être qu’une plate imitation. Nous étions sévères l’un pour l’autre. Louis, bien plus correct que moi, me vitupérait pour mes fautes de français, et je ne le ménageais guère lorsqu’il avait écrit morion au lieu de heaume ou flèche à la place de vireton. Rien ne rend hardi comme un premier succès, et le nôtre ne nous semblait point douteux. Nous résolûmes de faire une œuvre véritablement nationale et dont l’héroïsme serait apprécié par les générations futures, car il ne s’agissait de rien moins que de nous rendre immortels. Puisque Walter Scott avait mis en romans une partie de l’histoire d’Ecosse, pourquoi ne mettrions-nous pas en romans toute l’histoire de France ? Nous ne nous appuierions que sur des textes positifs, car notre devoir, avant tout, était de respecter l’exactitude historique. Ab Jove principium. Nous devions commencer à l’invasion des Gaules par Jules César et terminer à la révolution de juillet, sans nous dissimuler que les derniers volumes seraient difficiles à faire, parce que nous aurions à y parler de personnages encore vivans. Louis leva la difficulté : « Nous changerons les noms, mais nous maintiendrons les faits. » Il faut avoir dix-huit ans et ne rien connaître de la vie pour concevoir de tels projets, pour les envisager sans effroi et pour avoir la confiance de les mener à bonne fin.

Mettre l’histoire de France en romans, rien ne nous paraissait plus simple ; nous ne nous souvenions pas que Mascarille a dit : « Je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. »


MAXIME DU CAMP.