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Pour les masses, il y a là fatalement une contradiction choquante, une politique à double face qui révolte la conscience. Elles ne comprennent pas que, s’il est maître de présenter une loi nouvelle, le gouvernement n’est pas libre de suspendre l’exécution des lois anciennes. Quand il voit le cabinet, naguère si patient, redoubler de sévérité dans l’application de ces lois détestées, le peuple perd toute confiance dans les promesses du pouvoir et ne voit plus dans les projets discutés à Westminster qu’une hypocrite comédie ou un vain leurre. « Ce landbill, me disait irrespectueusement un Irlandais, n’est qu’un humbug ; le parlement anglais est incapable de légiférer pour l’Irlande. »

Ce qui ne parait aujourd’hui que trop certain, c’est que, loin de préparer la mise à exécution des lois agraires, le bill de coercition en a compromis le succès. Dans l’état d’égarement où est jetée l’Irlande, alors que les relations sociales sont si fortement ébranlées, que les prétentions ou les espérances des tenanciers sont si exaltées et qu’il y a tant de gens intéressés à fomenter leurs revendications, on ne peut guère espérer du nouveau landbill un apaisement prochain ou une solution définitive du problème irlandais. Derrière la landleague, au-dessus des obscures affiliations populaires qui lui servent de base, peuvent surgir les irréconciliables et les intransigeans, les fenians d’Europe et d’Amérique, pour lesquels les revendications agraires ne sont qu’un moyen d’agitation et qui, stimulés par les sauvages exemples des nihilistes russes, semblent prêts à recourir contre la domination britannique à tous les engins de destruction que la science moderne peut mettre aux mains de conspirateurs sans scrupules. Loin d’être assurés de mettre fin à la terreur qui plane sur les campagnes de l’Ile sœur, M. Gladstone et ses collègues sont exposés à voir des conjurés irlandais faire trembler l’Angleterre jusque chez elle. En tous cas, alors même que, les fenians seraient impuissans à troubler l’orgueilleuse sécurité de la Grande-Bretagne, la question irlandaise, quelle que soit l’issue du landbill, donnera encore aux Anglais bien des tracas et des inquiétudes.

Les conséquences du bill, pour l’Irlande, ne sont pas l’unique préoccupation qu’il éveille. On se demande naturellement quel contre-coup une pareille loi peut avoir sur l’Angleterre elle-même. La situation rurale de l’Angleterre est, nous l’avons dit, fort différente de celle de l’Irlande, et cela peut rassurer, les propriétaires anglais. Il n’en est pas moins vrai que, pour la loi agraire en discussion comme pour l’expropriation de l’église d’Irlande, effectuée il y a une dizaine d’années par le même M. Gladstone, les radicaux anglais peuvent un jour prendre exemple sur ce qui s’est fait dans