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faisait oublier. Il remplaçait les yeux qui lui manquaient par la finesse, merveilleuse de ses petites perceptions, il devinait tout, et les éternels, mouchoirs à carreaux de M. Wermuth lui causaient des impatiences. Aucun prince allemand ne possédait autant que lui l’art de représenter. Quiconque l’avait rencontré dans les rues de Hanovre ou sur la plage, de Norderney pouvait dire : J’ai vu passer la royauté.

Un romancier danois a raconté qu’une princesse, qui ne craignait pas les aventures, se présenta un soir dans une auberge de village, où son premier soin fut de demander qu’on lui préparât un lit bien tendre. Pour s’assurer que c’était uns vraie princesse, on glissa sous les matelas trois petits pois. Le lendemain, à son réveil, elle se plaignit qu’elle avait le corps tout meurtri et n’avait pu fermer l’œil. — C’est une vraie princesse, s’écria-t-on. — Le roi George V était un vrai roi, every inch a King, on pouvait même lui reprocher de l’être un peu trop. Il l’était trop pour son siècle, qui fait plus de cas d’un chemin de fer que d’un trône ; il l’était trop pour la petitesse de son pays, où ses grandes prétentions se trouvaient à l’étroit. Jaloux de son autorité, il aurait mieux aimé abdiquer que d’en aliéner la moindre parcelle. La maison des Guelfes était pour lui la première maison du. monde, et il se tenait au moins pour l’égal des plus grands potentats de l’Europe. A vrai dire, il n’avait pas tort. Pour qui admet le dogme du droit divin, il n’y a pas de grands et de petits rois ; ils ont tous vu, dans la cérémonie de leur sacre, la colombe mystique apportant du ciel la sainte ampoule : il n’y a pas de degrés dans la légitimité. Mais il, est bon, dans l’habitude de la vie, de ne pas trop s’en souvenir ; George V s’en souvenait sans cesse. Ce prince, instruit, éclairé, au cœur généreux et charitable, était ombrageux jusque dans les moindres choses. Il y avait à Hanovre un fonctionnaire dont l’emploi était une vraie sinécure ; c’était le commandant de place. Sa charge l’obligeait à se trouver à la gare quand quelque altesse était de passage, et chaque matin, vers midi, il devait se rendre à Herrenhausen, pour demander au roi le mot d’ordre et pour lui annoncer en même temps qu’il ne se passait rien dans sa capitale ou presque rien. Le vieux général qui remplissait ce poste trouva un jour que le roi lui faisait trop attendre son audience et il prit la liberté grande de lui faire savoir qu’il était là. « Je le sais, » répondit le roi. Et dorénavant, le malheureux, fut condamné à faire antichambre, jusqu’au soir.

Le caractère du roi George offrait des contrastes singuliers. Il y avait en lui deux hommes, un prince anglais et un bourgeois allemand, qui avaient peine à s’accorder. L’un avait une façon très large d’entendre la vie ; il aimait la magnificence, il entendait que sa cour fît figure dans le monde, il se plaisait à étonner par le luxe de ses équipages, et la beauté de ses chevaux gris de souris. L’autre vivait de ménage, chipotait sur des misères. Dans les affaires d’état, le roi George répandait l’argent sans compter ; pour le reste, il était fort regardant. Il se faisait