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justement à la Porte Saint-Martin, on avait égayé avec la même irrévérence une reprise de Trente Ans, ou la Vie d’un joueur ; ô sacrilège ! vous avez bien lu : Trente Ans, ou la Vie d’un joueur, l’œuvre la plus puissante, au témoignage de Frédérick-Lemaitre, qui ait jamais marqué dans le répertoire du boulevard. Qu’était-ce donc que ce Prêtre ? Le titre, d’abord, ne disait rien de bon. Sans doute quelque machine dressée contre les « hommes noirs, » dans le goût de Mingrat, de la Papesse Jeanne, de la Contre-Lettre, ou le Jésuite, de l’Incendiaire, ou la Cure et l’Archevêché : ce pauvre M. Taillade, si aimé du populaire, allait se mettre maintenant à jouer les otages ! Mais non ! le bruit courait que l’auteur était un gazetier réactionnaire. Alors, nous allions avoir, au lieu d’un placard d’émeutier, quelque fadeur sortie d’une imagerie pieuse : pour mettre les choses au mieux, le héros de la pièce serait un évêque Myriel, poussé du troisième plan au premier, et qui, pendant cinq actes, nous ennuierait de sa vertu ; car le prêtre, en tant que prêtre, n’est pas un personnage de théâtre : il est au-dessus de l’humanité, ou tout au moins en dehors ; ses sentimens extrahumains ne peuvent nous émouvoir. Eh bien ! le lendemain de la première représentation du Prêtre, les Parisiens eurent la surprise d’apprendre que la pièce avait réussi. Comment et dans quelle mesure ? Une scène avait suffi pour faire placer l’auteur parmi nos bonnes recrues. Quelle était cette scène ? Vous l’avez lue peut-être : un journal l’a publiée. Elle était tout entière d’analyse psychologique, et du reste, entendez-vous, le public n’avait eu cure ; et ce reste n’était rien moins que l’appareil d’un gros drame, enrichi des ressources d’une pièce à grand spectacle. Le comte de Champlaurent avait été assassiné, selon les règles, au premier tableau ; selon les règles, un innocent avait payé de sa tête ce crime ; le coupable avait prospéré dans l’estime des hommes, et l’un des fils de la victime aimait la fille du coupable ; l’auteur nous avait mené de la Bretagne aux Indes ; il nous avait ouvert une factorerie anglaise, la demeure d’un Parsi, les remparts d’une forteresse ; nous avions vu des brahmines, un major comique, un radjah ; ce radjah s’était révolté ; la poudre avait parlé haut ; l’ingénue avait été jetée dans un gouffre, l’incendie avait rougi la toile de fond : et tout cela en pure perte ; ces événemens laissaient les spectateurs insensibles, c’était à désespérer une fois de plus du drame !

Mais soudain, voici que dans la prison d’Olivier Robert, le meurtrier impuni, le radjah vainqueur a l’heureuse idée d’introduire l’abbé Patrice de Champlaurent, le fils aîné de la victime. Patrice ignore que cet homme a tué son père ; il le tient pour un ami ; d’ailleurs dans son âme, vouée à Dieu comme une église, il a réservé comme une chapelle consacrée à la mémoire de ce père, une chapelle expiatoire où brûle secrètement sa rancune. A la vue du prêtre, Olivier Robert éclate en blasphèmes : il ne veut pas de consolations qui amolliraient son