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me conserver la même bienveillance. » Le multezim parut charmé de cet échange de plaisanteries ; il fit apporter des sorbets et des pipes, et nous nous quittâmes fort bons amis, quoique je m’en retournasse un peu désappointé du non-succès de mes espérances. » Les temps sont bien changés ! Aujourd’hui, le seul désagrément que risquent d’éprouver les chrétiens dans la mosquée d’Omar est de payer un bakchich assez considérable au cheik qui leur en montre toutes les parties. Pourvu qu’on soit accompagné d’un cawas ou d’un soldat, on peut entrer tant qu’on veut dans le Haram-esch-Chérif ; le peuple musulman est trop affaibli pour songer à défendre ses sanctuaires contre l’invasion des visiteurs ; tout au plus cherche-t-il à se faire payer sa tolérance : la cupidité a tué le fanatisme.

En général, je n’ai pas trouvé chez les musulmans de Syrie beaucoup plus de haines religieuses que chez ceux d’Égypte. Dans l’état de faiblesse où ils sont tombés, ils n’osent donner un libre cours aux sentimens qui sont peut-être encore au fond de leurs âmes. Au début de la dernière guerre contre la Russie, au moment des premiers succès turcs, il en était autrement ; l’excitation musulmane semblait sur le point de prendre de redoutables proportions. A tort ou à raison, les chrétiens tremblaient. Chaque jour, des paysans ramassés dans la campagne, des conscrits, des volontaires entraient à Jérusalem en poussant des cris de mort. Violemment échauffés, comme le sont tous les soldats à la veille d’une campagne, ils proféraient les menaces les plus meurtrières contre les adversaires de leur foi ; il s’agissait pour eux d’une guerre sainte, après laquelle ils rêvaient l’extermination des infidèles. Naturellement, les dépêches de la Porte augmentaient leur enthousiasme et leur fureur. Ces dépêches annonçaient d’immenses victoires où des milliers de Russes étaient tombés sous les coups des vrais croyans. On se réjouissait partout de ces éclatans succès. A Damas, à Beyrouth, à Jérusalem, le canon grondait sans cesse pour célébrer les victoires de l’islam, les maisons se couvraient d’illuminations, les musulmans se grisaient de fanatisme, et les chrétiens s’enivraient de terreur. Dans toutes les parties de la Syrie que j’ai visitées, j’ai trouvé le souvenir de ces sentimens contradictoires qui avaient si vivement agité les cœurs. Mais le traité de San-Stefano est venu changer les dispositions des esprits. Surpris et cruellement détrompés par la défaite finale, honteux des illusions menaçantes qu’ils avaient affichées avec tant d’audace, profondément irrités contre les chefs incapables qui les avaient si longtemps leurrés de succès imaginaires, les musulmans se sont trouvés tout à coup abattus presque jusqu’au désespoir. J’aurai plus tard occasion d’expliquer comment, à la suite de cette dernière déception, un