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la moins développée. » Le bien et le mal, ainsi entendus, sont l’objet propre de la morale.

On remarquera aisément le caractère métaphysique de cette « morale évolutionniste, » qui prétend être une morale purement scientifique. L’idée directrice de tout le système, l’idée de l’évolution, peut Bans doute être réclamée par les sciences expérimentales ; mais quand on ne se borne pas à constater les faits d’évolution et à en chercher les lois ; quand on les subordonne à un principe formel de finalité ; quand on y reconnaît un progrès constant vers, un idéal de perfection inaccessible à toute expérience, on fait appela qu’on le veuille ou non, aux principes et aux procédés de la métaphysique. Ce n’est pas tout. Le développement même des théories de M. Spencer rappelle à chaque instant les doctrines les plus célèbres des moralistes métaphysiciens. Quand il nous montre, entraînés dans une même évolution, les individus, les sociétés, l’humanité, le système entier du monde ; quand il fait désordre moral un cas de l’ordre cosmique, nous retrouvons Jouffroy et la théorie de l’ordre universel. Nous retrouvons aussi, dans l’ordre purement humain, les théories rationnelles qui ramènent le bien absolu à la perfection de l’être et le bien relatif, le bien réalisable, au progrès continu dans le développement de toutes les parties de l’être. L’auteur d’un des meilleurs livres qui aient été publiés dans les temps modernes sur la morale générale, M. Paul Janet, a résumé cette doctrine dans une formule excellente : « Le bien d’un être consiste dans le développement harmonieux de ses facultés[1]. » Poursuivant avec une sûreté de vues qui ne le cède en rien à l’élévation de la pensée, l’application de cette formule dans toutes les sphères de l’activité humaine, il montre qu’elle n’exclut ni la recherche du bonheur ni même celle du plaisir, puisque l’harmonie même entre les facultés suppose la satisfaction de la sensibilité en même temps que le perfectionnement de l’intelligence et de la volonté. Cette doctrine se présente « comme une sorte d’eudémonisme rationnel, puisqu’elle place le souverain bien dans le bonheur, suivant la doctrine presque unanime des philosophes ; mais elle ne prend pas pour critérium du bonheur la sensibilité individuelle ; elle fonde le bonheur sur la vraie nature de l’homme, laquelle ne peut être reconnue que par la raison. En un mot, elle ne mesure pas le bonheur par le plaisir ; elle mesure, au contraire, le plaisir par le bonheur, de telle sorte que les plaisirs ne valent qu’à proportion de la part qu’ils peuvent avoir à notre bonheur, dont le fondement est dans notre perfection. »

  1. Paul Janet, la Morale.