cette morale scientifique et positive où la société laïque doit trouver enfin une éducation appropriée à ses principes. Malheureusement, dans la plus grande partie du livre, règnent d’autres doctrines et une méthode bien différente. Ces « intuitions d’une faculté morale, » qu’il ne refusait pas d’admettre, ne sont pour lui que « les résultats lentement organisés des expériences reçues par la race, » c’est-à-dire un capital héréditaire d’observations accumulées à travers les siècles. Or les observations ont eu beau se multiplier à l’infini, elles n’ont pu atteindre ce qui leur est absolument inaccessible : l’idéal suprême vers lequel tend l’évolution universelle. Aussi M. Spencer, ayant besoin d’un fait élémentaire, d’un fait observable, pour asseoir ses théories, ne trouve que le principe même des anciens épicuriens et des utilitaires modernes : le plaisir. En vain prêche-t-il, comme M. Janet, la poursuite de la vie la plus élevée et la plus parfaite, en même temps que la plus heureuse ; il ne fonde pas le plaisir sur le bonheur et le bonheur sur la perfection ; il fonde au contraire la perfection sur le bonheur et le bonheur sur le plaisir. Une voit, en un mot, dans cette vie élevée à laquelle il nous convie, que la plus grande somme de plaisir et la plus petite somme de peine. Nous retombons de haut, et M. Spencer ne s’est séparé avec éclat de l’école utilitaire que pour lui rendre aussitôt les armes.
M. Spencer confond, avec tous les utilitaires, le bien et le plaisir, Il leur emprunte tous les argumens par lesquels ils ont essayé de justifier cette confusion[1]. Il combat avec eux tous les systèmes idéalistes, même celui de la perfection, qu’il paraît ailleurs s’approprier. Il se plaît comme eux à opposer la morale du plaisir à la morale ascétique, à la glorification de la douleur, où il ne voit qu’un legs des plus anciennes et des plus grossières superstitions. Enfin,
- ↑ Nous regrettons de retrouver les mêmes argumens chez un éminent philosophe français qui, malgré l’évolution de ses idées, est toujours resté plus près de l’idéalisme que du positivisme (M. Alfred Fouillée, Revue du 15 mai 1881). Nous accordons à M. Fouillée que tout ce qui est considéré comme un bien procure du plaisir ; mais toute la question est de savoir si un bien quelconque est considéré comme tel parce qu’il procure du plaisir, ou s’il procure du plaisir parce qu’il est un bien. M. Fouillée, comme M. Spencer et tous les utilitaires, érige en axiome la première hypothèse et il semble à peine soupçonner la seconde. Il invoque le langage ordinaire, qui n’appelle bonnes que des choses naturellement agréables. Cela est vrai en général, par cela même qu’un certain plaisir est toujours attaché à la possession consciente d’un bien ; mais le langage ordinaire distingue parfaitement entre le plaisir et le bien lui-même ; car il reconnaît des biens très réels, dont la possession n’est accompagnée d’aucune conscience et par conséquent d’aucun plaisir :
- O fortunatos nimium, sua si bona norint,
- Agricolas !