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LA MARÉCHALE à son fils. Elle le prend par la main, le conduit sur le devant de la seine, le presse dans ses bras et le baisant an front.

Regardez bien cet homme, derrière nous, celui qui est seul. (L’enfant veut se retourner, elle le retient.) Non ! non ! — Ne tournez que la tête, doucement, et tachez qu’on ne vous remarque pas. — Vous l’avez-vu ? (L’enfant fait signe que oui en attachant ses yeux sur ceux de sa mère.) — Cet homme s’appelle de Luynes. Vous me suivrez au bûcher tout à l’heure, et vous vous souviendrez toujours de ce que vous aurez vu pour nous venger sur lui seul. Allons ! dites oui, fermement ! sur le corps de votre père ! (Elle s’approche du corps qui est à demi appuyé sur la borne et porte la main de son fils sur la tête de Concini,) Touchez-le et dites : Oui !

LE COMTE DE LA PÈNE, étendant la main et d’une voix résolue.

Oui, madame.

LA MARÉCHALE. Et comme j’aurai fini par un mensonge, vous prierez pour moi. (A haute voix.) Je me confesse criminelle de lèse-majesté divine et humaine, et coupable de magie.

LUYNES, avec un triomphe féroce et bas.

Brûlée ! (Il fait défiler la maréchale suivie de ses deux enfans. Elle passe en détournant les yeux devant le corps de Concini étendu à droite de la scène sur la borne de Ravaillac.)

VITRY, se découvrant et parlant aux gentilshommes mousquetaires.

Messieurs, allons faire notre cour à sa majesté le roi Louis treizième.


Poète d’abord et avant tout, en second lieu, historien et philosophe, Alfred de Vigny avait au plus haut degré le sentiment des revendications morales. Certaines infamies du sort le révoltaient ; c’était assez du succès d’un Luynes pour le gagner instantanément à la cause d’un Concini. Entre deux scélératesses qui se valent il choisissait celle qui tombe et qui expie ; l’autorité du revers qui fait mépriser au vulgaire les enfans de la fortune l’attirait du côté du vaincu, qu’elle innocentait au besoin et transfigurait en victime. Alfred de Vigny ne se contentait pas de bien savoir l’histoire, il lui fallait posséder à fond les milieux où son imagination allait s’exercer. C’est ainsi que la Maréchale d’Ancre profita des études sur le règne de Louis XIII faites pour Cinq-Mars.


III

Je viens de nommer là une de ces œuvres écrites à l’imitation de Walter Scott par un poète qui n’avait pas encore eu le temps de mettre en équilibre ses facultés. Des deux élémens qui se combattaient en lui, le partage n’était pas fait : le mystique, le séraphique qui devait trouver sa voie dans Eloa prédominait, et tout roman, même historique, vit de clarté, de vérité, d’humanité. Or voilà justement ce qui manque ici : l’atmosphère ; ces personnages sont des ombres, très correctement vêtues du costume de l’époque, mais où