Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à cinquante années de distance : le Sacre de la femme répondant à la Fille de Jephté, Booz endormi à Moïse, les Lions d’Androclès concertant à travers un demi-siècle avec ces pièces exquises intitulées : le Bain d’une dame romaine, le Somnambule, la Dryade, et finalement Eviradnus et Aymerillot, ces épopées, répliquant aux ballades de la Neige et de Roland.

Cependant, la poésie et les événemens ont marché ; Hugo a survécu, réparant ses brèches, frappant à coups redoublés l’enclume du Titan, habile non moins que fort et maniant comme pas un les circonstances et les foules. Tout contribuait donc à le sacrer roi : son génie d’abord, puis sa longévité exceptionnelle, dont il n’aura cessé d’user pour le mieux du spirituel et du temporel de son gouvernement. Quoi qu’il en soit, le recueil des Poèmes antiques et modernes reste le livre générateur de la poésie du siècle ; les vers splendides y foisonnent ; il en est qu’on ne se lassera jamais de citer. Ceux-ci, par exemple, dans Eloa :

Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries.
Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir du sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend


Le vers d’Alfred de Vigny a de ces coups d’aile surprenans, mais seulement par intervalles ; d’habitude il est plus discret, plus voilé. Avec Hugo, tout de premier mouvement, tout en surface, on ne discute pas, on est enlevé. Chez Vigny, tout en profondeur, il y a de quoi rêver ; son vers a des dessous, des mystères qu’il faut pénétrer pour en bien jouir.

D’où venez-vous, Pudeur, noble crainte, ô mystère
Qu’au temps de son enfance a vu naître la terre,
Rose du paradis, Pudeur, d’où venez-vous ?
………
Vous pouvez seule encor remplacer l’innocence,
Mais l’arbre défendu vous a donné naissance ;
Au charme des vertus votre charme est égal,
Mais vous êtes aussi le premier pas du mal.
D’un chaste vêtement votre sein se décore,
Eve avant le serpent n’en avait pas encore.
Et si le voile pur orne votre maintien,
C’est un voile toujours, et le crime à le sien.
Tout vous trouble, un regard blesse votre paupière,
Mais l’enfant ne craint rien et cherche la lumière.
Sous ce pouvoir nouveau la vierge fléchissait,
Elle tombait déjà, car elle rougissait.