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Dans une verdoyants et calme perspective,
Pour y goûter la paix, — la paix définitive !
Quand, lassés des salons où nous fûmes fêtés,
Nous aurons épuisé toutes les vanités ;
Quand nous aurons connu de Paris et du monde
Tout ce qui stérilisé et tout ce qui féconde ;
Quand nous aurons frôlé les grands hommes de près,
Sondé les passions, scruté les intérêts,
Serré discrètement la main des politiques ;
Coudoyé les croyans, les chercheurs, les sceptiques,
Salué le génie, applaudi le savoir,
Tenté de tout comprendre, essayé de tout voir ;
Quand nous aurons assez dépensé de nous-mêmes
Pour les devoirs certains ou les vagues problèmes ;
Quand nous aurons senti qu’il est temps de vieillir,
De se faire oublier et de se recueillir,
Et que le sage doit, même avant qu’il ne meure,
Ébaucher un ci-gît au front de sa demeure :
Alors nous partirons, sans tourner le regard ;
Nous nous ferons un nid, le dernier, quelque part,
Avec nos souvenirs aimés, nos deuils, nos fêtes !
Et l’on dira : « Ce sont des bourgeois très honnêtes,
Qui ne font point de bruit et dont nul ne dit rien,
Mais qui sont doux au pauvre et sèment quelque bien ! »
Et nous aurons aussi la maisonnette basse,
Et le verger derrière, et, tout autour, l’espace ;
Et ce vieux que je vois, au milieu du chemin
Sourire et faire un geste amical de la main
À cette bonne vieille assise à sa fenêtre,
Qui sait ? ce sera moi, ce sera toi peut-être !
Et nous croirons, penchés vers la ligne de fer,
Voir notre passé fuir dans ce rapide éclair !


EUGÈNE MANUEL.