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avec un groupe de jeunes gens un peu plus âgés que nous, alertes, ambitieux, cherchant fortune et réunis entre eux par des idées ou des habitudes communes, s’imaginant volontiers qu’ils formaient une société analogue aux Treize, de Balzac, et rêvant de faire leur trouée dans la foule. — Pour plusieurs, ce rêve ne fut pas déçu. — Qui les avait rassemblés ? Est-ce le hasard, est-ce la vie de collège ? Je ne sais, je ne me rappelle même pas dans quelle circonstance précise je les ai connus. — Ils semblaient s’être donné rendez-vous de tous les coins de l’horizon social. L’un portait un nom célèbre et était le petit-fils d’un garde des sceaux ; l’autre était le fils d’un marquis, ambassadeur d’Espagne au congrès devienne ; un troisième était le neveu d’un épicier de Bordeaux ; deux autres étaient les fils d’un employé, un sixième appartenait, par sa famille, à la haute magistrature. Ils étaient au nombre de sept, se nommaient les cousins d’Isis, se laissaient côtoyer, restaient exclusifs, prêts à profiter de l’aide d’autrui, mais ne s’ouvraient pas et ne laissaient entrer personne dans leur intimité. Dans ce petit groupe, on jouait volontiers à la noblesse ; ceux qui n’avaient point d’armoiries s’en fabriquaient, ce qui avait au moins le bon résultat de leur faire étudier le blason. L’un d’eux, plein d’esprit et de rares qualités, se désespérait de n’avoir pas d’armes « à enquérir, » comme les Bouillon et les Marana. — Quelques-uns sont tombés en route et ont disparu dans d’humbles conditions, d’autres sont arrivés. Deux de ces jeunes gens, Paul de Molènes et Henri Rolland de Villarceaux, ont marqué dans les lettres ; pour ce dernier j’ai éprouvé une vive affection.

Paul de Molènes s’est successivement appelé Paul Gâchon, Gâchon de Molènes, Paul de Molènes, le comte de Molènes. Tout cela fut légal ; il avait obtenu de reprendre le nom de sa mère et il reçut un titre de je ne sais plus quelle chancellerie. C’était un grand garçon blond, dégingandé, de tenue peu correcte, expansif, avec un visage en lame de couteau et une bonhomie simple qui n’était pas sans charme. Il était bon camarade, rieur et d’un entrain qui n’excluait pas la sagesse d’un talent précoce. Il commençait alors à faire connaître son nom ; ses premiers travaux littéraires furent remarqués. Malgré son extrême jeunesse, la Revue des Deux Mondes l’avait accueilli ; il y débuta, le 15 février 1842, par une étude sur Alphonse Karr, bientôt suivie d’une nouvelle : le Chevalier de Tréfleur, qui eut du succès. Sur le premier volume qu’il publia, son nom est suivi de la mention : cousin d’Isis. Cet esprit très actif, mal à l’aise dans les occupations sédentaires, n’était pas pour être satisfait des joies que donne le culte des lettres. Il y avait en lui du condottiere ; il regrettait le temps où les