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devenue avec le temps indélébile et combien faut-il de rancunes pour faire une ces haines qui changent à certain jour les alliés en insurgés ? Ces sortes de boutades s’appelaient dans l’ancien régime des camouflets, et nous savons que Chateaubriand lui-même ne réussit pas toujours à les conjurer. Quant à Lamartine, lorsqu’il se détacha, il ne les comptait plus. Aussi, l’étonnement fut grand, au lendemain des journées de juillet, quand on vit tous ces aristocrates et néo-chrétiens de la veille passer à la révolution et à Voltaire. Nombre de gens crièrent au scandale. C’était en vérité prendre trop au sérieux le Pas d’armes du roi Jean, et les odes sur le Sacre de Charles X et sur la Naissance du duc de Bordeaux ! Mieux eût valu franchement reconnaître combien il était impossible à des esprits modernes de continuer à vivre en bonne intelligence avec les représentans d’un passé religieux et féodal qu’au demeurant nos romantiques français n’épousèrent jamais que de la main gauche et par pure prédilection d’artiste.

Sans aucun doute, le sentiment fut très complexe, et il n’y eut pas que de la littérature au fond de tout cela. C’était comme un souffle orageux de rénovation universelle qui secouait, troublait, précipitait des générations vaguement averties par leur instinct que les diverses formes de l’idéal humain n’étaient plus en harmonie et que, de toutes parts, en religion comme en poésie, en industrie comme en politique, une synthèse nouvelle était attendue. On en avait assez de l’ordre établi ; on voulait sortir de cette atmosphère étroite et renfermée, voir du pays et se retremper dans l’air du dehors. Si l’effort principal porta sur la littérature, c’est que, de ce côté seulement, le progrès n’avait rien amené et qu’en dépit des conquêtes de 89, les vieux préjugés restaient intacts ; une monarchie de neuf siècles avait pu s’écrouler, mais le règne des trois unités continuait à sévir en compagnie du vieil alexandrin, classique et symétrique à césure bien pondérée et des « mots nobles pouvant se dire devant des princes, » ainsi que l’exigeait Voltaire. Le mouvement fut donc révolutionnaire au premier chef, et comme tel panaché, entaché de contradictions et d’antithèses : des principes de morale équivoque, des paradoxes vigoureusement poussés, la crudité, la nudité dans la passion côte à côte avec le mysticisme, de la déclamation à chaque instant ; un art immense. A la période cynique de Voltaire, jetant à bas et niant tout idéal, devait succéder une période altérée d’idéal et de contemplation ; mais en attendant, les générations nouvelles tenaient à ne rien perdre des folles voies du vice, on voulait ceci sans renoncer à cela, et l’on ne trouva point mieux que d’idéaliser le dévergondage, les vices