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qu’une chose à la fois, lentement, mais avec une netteté remarquable, et ceux qui ne voyaient pas de même, il les considérait comme des radicaux dangereux ou comme des imbéciles. Aussi son fils Wilfred lui donnait-il quelque souci. Wilfred était le jeune garçon de seize ans que nous avons laissé appuyé à la barrière du parc. Il étudiait alors à Eton et ne connaissait guère Ripple que comme un hameau situé sur la lisière des biens paternels, tandis que tous les visages de Warley lui étaient familiers ; mais l’âme de cet adolescent s’ouvrait volontiers aux impressions du beau sous toutes ses formes ; les chaumières moussues, les jardinets tout roses de pommes rebondies, les fleurs communes et vivaces qui faisaient une ceinture à chacun de ces humbles gîtes, avaient donc fixé son attention jusqu’au moment où elle se reporta sur la petite gardeuse de vaches. Celle-ci marchait d’un pas léger ; le soleil couchant, tout rouge derrière elle, effleurait ses cheveux châtain clair, sortant à flots du petit chapeau de linge tiré sur un joli visage ; la brise chassait les plis de sa robe d’indienne dessinant des formes délicates ; elle tenait une baguette dont elle faisait mine de se servir pour pousser les bêtes qui ne demandaient pas mieux que de rentrer au bercail, et, d’une voix très douce, elle chantait quelque vieil air du pays. Le chemin qu’elle devait suivre passait devant la barrière ; à la vue du jeune homme, elle rapprocha timidement l’un de l’autre ses deux petits souliers ferrés pour ébaucher une révérence.

— Bonsoir ! dit Wilfred d’un air presque embarrassé, lui que rien ne déconcertait d’ordinaire ; quel est votre nom, mignonne ?

— Nellie Dawson, s’il vous plaît, monsieur... mylord, répondit la douce petite voix.

— Ah ! vous me connaissez ?.. Non pas que je sois mylord, Nellie ; ne m’appelez jamais comme cela. Où demeurez-vous ? Qui est votre père ?

— Je n’ai pas de père. Maman et moi nous demeurons là-bas. Et elle indiqua le premier cottage qui se montrait à travers les branches de pommiers.

— Bon ! vous êtes la fille de John Dawson, qui est mort il y a deux ans... je me rappelle... Que fait votre mère ?..

— Maman fait un peu de tout.

— Vous devriez aller à l’école plutôt que derrière les vaches.

— J’y vais bien, monsieur ; seulement l’école ferme à quatre heures, et alors je cours chercher la vache au pré.

— Ainsi vous savez lire et écrire ?

— Et compter, monsieur.

— A la bonne heure ! La science est une belle chose. Elle rend tous les hommes égaux.